Historiographie du mot “cosmopolite.”
Hazard, Pierre (1930) “Cosmopolite.” In Mélanges d’histoire littéraire générale et comparée offerts à Fernand Baldensperger, 354-364. Paris: Libraire ancienne Honoré Champion.
Résumé:
Apparition au XVIe siècle : 1560 Guillaume Postel De la République des Turcs et, là où l’occasion s’offrera,
des mœurs et des lois de tous muhamedistes, par Guillaume Postel, cosmopolite. L’auteur veut enrichir les
connaissances du roi dauphin sur les turcs :
« Pour autant donc qu’on ne peut, venant à l’effet de la concorde du monde (pour la paix universelle,
duquel je me nomme Cosmopolite, désirant le voir accordé, sous la Couronne de France), aucunement
parler par raison avec l’ennemy, sans congnoistre tout son estat comme luy ; et que la plus grande
puissance soit en religion, soit en armes, qui donc fut, est l’Ismaélique ; et qu’entre les Ismaéliques,
c’est la Turquesque, je vous en donne ici la congnoissance ». (354)
Henri Estienne s’en sert sous la forme cosmopolitain dans ses Deux dialogues du nouveau langage
françois italinizé (1578) : il l’oppose à ceux qui dépassent le cercle tropetriot des gens de cour :
« Vous vous accoutumerez tant à ce jargon de la cour, que quand vous la voudrez quitter,
vous ne pourrez pas quitter pareillement son jargon: mais serez en danger d’estre en risée à
plusieurs cosmopolitains, qui ne vivent nine parlent courtisanesquement ; et toutefois savent
comment il faut vivre et comment il faut parler. »
Au XVIIe siècle le mot apparaît par détours : Lenglet du Fresnoy dans son Histoire de la philosophie
hermétique nous raconte les aventures d’un Anglais, ou Écossais, Alexandre Sethon ou Sidon le Cosmopolite.
Après la mort de Sethon, Michel Sendivogius fit imprimer à Prague le traité du Cosmopolite sur ses papiers :
Traité du cosmopolite, où, après avoir donné une idée d’une société de philosophes, on explique dans plusieurs
lettres de cet auteur la théorie et la pratique des vérités hermétiques.
Il ne s’agit que d’une apparition isolée et le dictionnaire de l’Académie de 1694 n’enregistre pas le mot. Il est
curieux que le mot apparaisse au moment le moins cosmopolite de notre histoire. « Quand on connaîtra mieux
le monde de l’hermétisme, et toute cette vie obscure qui ne cesse de s’agiter dans les profondeurs de la conscience
européenne et française, on découvrira sans doute de nombreux apports, non moins surprenants »
(Hazard 1930, 356).
Sa fortune date du XVIIIe siècle.
Trévoux dans son dictionnaire de 1721 à l’article cosmopolitain, cosmopolitaine :
“Cosmopolita, cosmopolitanus. On dit quelquefois en badinant, pour signifier un home qui n’a pas de
demeure fixe, ou bien un homme qui n’a pas de demeure fixe, ou bien un homme qui nulle part n’est
étranger. Il vient de χάσμας, le monde, et πόλις, ville, et signifie un homme dont tout le monde est la ville
ou la patrie. Un ancien philosophe étant interrogé d’où il était répondit : je suis un cosmopolite, c’est-à-dire
citoyen de l’univers. L’auteur inconnu d’un excellent traité de chimie, intitulé Lumen chymicum, s’est donné
le nom de cosmopolitain.
qu’on dît cosmopolitain » (Hazard 1930, 356).
On dit ordinairement cosmopolite; et comme on dit néapolitain et constantinopolitain, l’analogie demanderait
L’édition de 1771 fait prévaloir l’usage de « cosmopolite » sur « cosmopolitain ». L’allusion au philosophe est Diogène
tel que rapporté par Diogène Laerce.
Si le mot a désormais conquis droit de cité ce n’est pas qu’il apparaisse avec fréquence.
Il faut tenir grand compte dans l’histoire du mot et des idées qu’il exprime le livre publié en 1751 par Fougeret de
Montbron Le cosmopolite ou le citoyen du monde. L’ouvrage eut un succès, et Byron l’utilisera plus tard. Voyageur,
il devient cosmopolite par pessimisme et scepticisme. « Un cosmopolite se pourra être un simple dilettante ; mais
aussi un blasé, voire un cynique, qui dédaigne de s’attacher à quelque terre que ce soit, parce qu’il méprise tout
l’univers » (Hazard 1930, 358).
Mais par une interprétation différente, et que l’on voit naître plus tard, un cosmopolite peut être une grande âme,
assez généreuse pour choisir l’humanité toute entière. Ainsi Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur
l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1755) :
“Le droit civil étant ainsi devenu la règle commune des citoyens, la loi de nature n’eut plus lieu qu’entre
les diverses sociétés où, sous le nom de droit des gens, elle fut tempérée par quelques conventions tacites
pour rendre le commerce possible et suppléer à la commisération naturelle, qui, perdant de société à société
presque toute la force qu’elle avait d’homme à homme, ne réside plus que dans quelques grandes âmes
cosmopolites qui franchissent les barrières imaginaires qui séparent les peuples et qui, à l’exemple de l’Être
souverain qui les a créées, embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance.” (Hazard 1930, 358-359).
« On peut fixer à 1760 et aux années suivantes le temps où les Français se plaisent à répéter le mot, en lui donnant
tantôt un sens péjoratif, tantôt un sens élogieux, et en l’enrichissant de quelques nuances supplémentaires »
(Hazard 1930, 359). Rousseau change d’avis, peut-être parce que le cosmopolite est adopté par les encyclopédistes.
Le mot n’est pas admis dans les 2e (1718), 3e (1740), édition du dictionnaire de l’Academie qui l’accepte dans la
4e (1762) :
“Cosmopolite. S. m. Celui qui n’adopte point de patrie. Un cosmopolite n’est pas un bon citoyen »
(Hazard 1930, 360).
1762 : Lemercier de la Rivière Ordre naturel et essentiel des libertés politiques :
« Ce décroissement sera d’autant plus prompt, que l’industrie est cosmopolite (t. II, p. 518). Ce terme de
cosmopolite ne doit pas être regardé comme une injure ; je parle ici des choses, et non des personnes, de
la profession du commerçant et point du tout de ceux qui l’exercent (p. 563). » (360).
En 1798 elle ajoute à cette même définition la mention « citoyen du monde ».
Les Philosophes, comédie en trois actes 1760 :
« Cydalise :
Monsieur Dortidius, dit-on quelques nouvelles ?
Dortidius :
Je ne m’occupe point des rois, de leurs querelles ;
Que me fait le succès d’un siège ou d’un combat ?
Je laisse à nos oisifs ces affaires d’État.
Je m’embarasse peu du paus que j’habite :
Le véritable sage est un cosmopolite. » (359)
Rousseau dans Émile, I : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des
devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. »
L’Anglois à Paris. Le Cosmopolisme, publié à Londres…. (1770) par V. D. Musset Pathay : « Ce cosmopolite
n’aspire nullement à nos honneurs littéraires ; son objet est rempli s’il contribue à maintenir l’intelligence entre
des nations moins alliées qu’ennemies, et qui pourroient s’aimer autant qu’elles se craignent et s’estiment ». (361)
La révolution l’utilise et il devient le titre d’un journal, de décembre 1791 à 1792 : Le Cosmopolite, journal
historique, politique, littéraire.
Seul jusqu’ici l’auteur de L’Anglois à Paris avait risqué l’expression « cosmopolisme ». Louis Sébastien Mercier
le reprend dans sa Néologie, ou vocabulaire des mots nouveaux, a renouveler, ou pris dans des acceptions nouvelles. An IX-1801 :
“Cosmopolisme. Il faut aimer un lieu; l’oiseau lui-même, qui a en partage le domaine des airs, affectionne
tel creux d’arbre ou de rocher. Celui qui est atteint de cosmopolisme est privé des plus doux sentiments
qui appartiennent au cœur de l’homme.
Cosmopoliter. Parcourir l’univers.”
Qui croirait que l’on peut exercer à Paris le Cosmopolisme, encore mieux que dans le reste de l’univers ?
Sous sa plume apparait pour la première fois l’expression cosmopolitisme littéraire : lire les grands auteurs étrangers.
Il révèle la Jeanne d’Arc de Schiller.
Mais le mot déplait déjà à l’Empereur. Après 1815, le mot se rencontre partout.
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