Dans la pensée de Rousseau, il y a un paradoxe sur lequel on se penche de plus en plus. Une certaine acrimonie face aux cosmopolites, alors que Rousseau exprime une pensée cosmopolitique en reprenant le grand projet de Saint-Pierre d’une paix universelle et perpétuelle. Projet raillé par un truculent Voltaire il est vrai, dans son Rescrit de l’Empereur de Chine, parce qu’il semble ne concerner que l’Europe. Ce paradoxe a été longtemps occulté par une lecture nationaliste de la pensée de Rousseau. En ce sens Rousseau apparaît comme le penseur de l’Etat-nation au sens contemporain du terme. Cependant, il faudrait apporter une lecture qui remettrait Rousseau dans le vocabulaire et la pensée de l’époque et arrêter cette vision d’un Rousseau précurseur du romantisme, anti-chambre du dix-neuvième siècle. Cette vision est celle d’une relecture de cette période, selon un vocabulaire différent. Mais revenons-en à ce paradoxe qui découle de cette relecture de Rousseau dans son époque.
En ce qui concerne l’acrimonie de Rousseau, je suis en train de travailler sur un article — histoire de me faire une publication — à ce sujet. Ma perception est qu’il faut séparer le concept du cosmopolite et celui de cosmopolitisme. Il y a une philosophie que l’on peut appeler « cosmopolitique » à l’époque, même si le mot « cosmopolitisme » n’apparaît que plus tard, fin 19e siècle. Et puis en parallèle, il y a des « cosmopolites », et un certain rejet de plus en plus général de ces « cosmopolites ». Ces cosmopolites sont des voyageurs. La raison pour laquelle j’avance cette affirmation est l’existence dans les dictionnaires de deux acceptations du terme, une grammaticale et une philosophique. C’est pour cela que je pense que le rejet de l’acceptation grammaticale du cosmopolite — le voyageur sans attaches fixes — conduit lentement à un rejet par sémantique du cosmopolite philosophique — perception stoïcienne politique.
Rousseau est, je pense un cosmopolite dans le sens philosophique du terme comme en témoignent beaucoup d’écrits, notamment sa révérence faite à une des grandes références en philosophie politique du siècle : l’abbé de Saint-Pierre et son projet de paix universelle et perpétuelle. Rousseau pense comme tant d’autres – on l’oublie trop souvent — qu’il faut œuvrer à la création d’une société commune de l’humanité. Cependant, il cherche à se démarquer des grands penseurs (qui sont à l’époque Grotius, Locke que l’on accepte et Hobbes que l’on rejette). Ainsi, il avance la thèse selon laquelle il faut d’abord construire des sociétés particulières avant la grande société des sociétés. Il avance aussi les hypothèses selon lesquelles une telle société doit être fondée sur l’amour des lois et de la « patrie », comme Montesquieu.
Le cosmopolite, au sens grammatical, devient l’anti-patriote, car comment peut-on savoir qu’il va aimer les lois et la patrie puisqu’il change de pays comme de chemise ? Ce cosmopolite là est aussi identifié avec les philosophes qui voyagent et promeuvent l’idée de l’existence d’une société naturelle que la société sociale doit respecter. Cette pensée est issue de la théorie du droit naturel, qui pose problème politiquement parlant : le souverain est Dieu qui a décidé des lois naturelles ; or comment politiquement transcrire un souverain métaphysique, et comment et qui peut décider de définir ces lois ? Face à ce discours métaphysique existe un discours physique, comme par exemple Holbach qui lui aussi s’insurge contre l’inexistence de toute société dite naturelle avant une société humaine :
“L’homme, fruit d’une Société contractée entre un mâle et une femelle de son espèce, fut toujours en Société” (La politique naturelle).
Rousseau est un penseur si important, à mon sens, parce qu’il apporte une réponse concrète au problème philosophique du souverain légitime. La réponse selon laquelle le souverain légitime serait le peuple ne va pas de soi, si l’on considère le paradigme philosophique selon lequel l’homme est né libre et égal en droit. En effet, un penseur méconnu de la révolution française, Anacharsis Cloots, souligne tout à fait cette contradiction : pourquoi tel peuple déciderait de fractionner le pouvoir politique ? Et où cette fraction peut-elle s’arrêter ? Pourquoi tel village ne déciderait-il pas de devenir souverain ? Des questions éminemment actuelles à l’heure des séparatismes nationalistes de toute sorte. Sa solution n’en est pas moins une source de nombreux autres problèmes : le souverain est le genre humain qui doit être réuni dans une république universelle.
Rousseau est aussi important pour la pensée cosmopolitique parce qu’il est celui qui, avant Kant et qui l’inspira, fait entrer le cosmopolitisme dans la pensée politique. Malheureusement, il fustige les « cosmopolites », associés aux philosophes, et je pense que c’est de là que vient notre lecture de Rousseau comme à « contre-temps » de son époque et déjà dans le dix-neuvième nationaliste. C’est une erreur. Je pense que Rousseau fustige simplement ces voyageurs qui sont apatrides par choix, parce qu’il pense que tout système politique pour être bien ordonné et pacifique doit reposer sur un ensemble de sociétés républicaines, qui ne peuvent être stable et fonctionner que si les citoyens sont respectueux des lois et du droit. La patrie dans le vocabulaire du dix-huitième siècle n’est pas celle du dix-neuvième que nous semblons toujours avoir aujourd’hui. La patrie est le lieu ou se rencontre les hommes libres et égaux en droit et le souverain. C’est ainsi qu’il n’y a pas de patrie selon l’Encyclopédie Diderot et d’Alembert là où il y a un tyran comme souverain. Un patriote est donc celui qui défend la liberté et l’égalité, les droits de l’homme, en opposition aux absolutistes monarchistes ou tyrans. C’est en ce sens que les guerres révolutionnaires ont éclaté, c’est en ce sens qu’il faut comprendre la « Marseillaise » comme chant de guerre aux tyrans et à l’oppression et non comme chant de guerre tout court. La nation est aussi définie comme peuple d’Hommes libres et égaux, détenant chacun et chacune une part de la souveraineté.
Rousseau est donc un penseur cosmopolitique mais anti cosmopolites dans le sens des apatrides par rejet à participer à tout projet politique. Comme penseur cosmopolitique il a apporté des solutions, mais ces solutions posent problèmes au projet cosmopolitique : le souverain populaire où s’arrête-t-il ? Qui décide du fractionnement de la souveraineté et comment ? Mais d’un autre côté, l’idée selon laquelle il n’existerait qu’un seul souverain, le genre humain, qu’avancent Cloots et aussi Robespierre pose encore plus de problèmes et n’est toujours pas résolu philosophiquement et bien sûr encore moins politiquement parlant.
Il faudrait d’abord réussir ce tour de force de concilier Rousseau et Cloots, avant de pouvoir imaginer des solutions politiques à l’instauration d’un projet cosmopolitique d’un monde ou tous les êtres humains pourraient vivre libres et égaux en droits, dans le respect de la dignité, et avec les mêmes chances à vivre une vie selon leurs capacités.
À moi:
Je crois avoir bien compris ton texte, qui pose le problème de façon claire et précise. L’histoire s’est chargée de résoudre, violemment ou plus pacifiquement, le manque de conciliation “entre Rousseau et Cloots”, si je peux me permettre de partir de la synthèse que tu proposes. Le présent de la géostratégie internationale à niveau macrostructurel repousse la pensée même de cette question (le non-pensé de la société démocratique baudrillardiennne), tandis que le “sionisme digital”, un dépassement d’une élite humaine faite de réseaux, organise dans les microstructures l’abolition de la nation, mais paradoxalement renonçant pour toujours à une portée universelle de la société commune.
Statu quo de l’histoire dans sa violence, d’une part, et dépassement postmoderne de l’autre.
Le “sionisme digital” est la formule qu’emploie David de Ugarte en espagnol. Je me demande s’il y a quelque chose traduit en français ou anglais. J’espère ne m’avoir pas trop éloigné de la question par ce saut sur le présent. Merci de ton attention.
Salutations,