Que s’est-il passé en 1989 en Europe de l’Est ?

Comme le temps court ! Tenez, ce banc ! Il a l’air immobile… eh bien, pas du tout, il charge ! Il court à bride abattue ! Il fonce… vers où… vers quoi ?… Quel but ? Quel sens ?

Witold Gombrowicz, Opérette.

Que s’est-il passé en 1989 en Europe de l’Est ?


« Rien ». Le mot figurait dans le carnet de notes de Louis XVI à la date du 14 juillet 1789. L’anecdote est connue, mais son intérêt sans doute moins. Il s’agissait en fait de son journal de chasse. Or ce jour là il n’avait tout simplement rien pris. En soi cette anecdote pourrait n’être qu’anecdote et rester dans la petite histoire. Cela n’expliquerait pas pourquoi elle est si connue et figure dans le dictionnaire des citations et mots historiques1. Elle éclaire la façon dont on peut choisir de regarder les événements, et surtout que l’événement n’existe que parce que l’on ne peut en faire récit que plus tard. Ainsi cette conversation célèbre ne peut être qu’apocryphe : « C’est une révolte ? Non Sire, c’est une révolution2 ! » Cela parce que le terme de révolution comme son nom l’indique suppose l’accomplissement d’un cycle et le début d’un nouveau, et donc la conscience d’une révolution. Or, on ne peut en avoir conscience qu’une fois un laps de temps passé, laps nécessaire pour la mise en cohérence, pour que l’on donne du sens à l’événement.

Sens et temps ont parti lié et Prigogine le note bien : « toute histoire, toute narration implique des événements […] mais elle n’a d’intérêt que si ces événements sont porteurs de sens3. » L’Histoire est une mise en sens d’une série d’événements ou de faits. A partir de là, le problème est de trouver une méthode permettant une mise en forme de cette histoire qui sinon n’est que ce que Mac Beth frissonne sentant la fin de la sienne proche : « a tale told by an idiot, full of sounds and fury, signifying nothing. » Et cependant, les façons d’y mettre du sens sont objet de débats et controverses. Il y a deux grandes familles de mise en cohérence que sont les philosophies de l’Histoire d’une part, qui entendent expliquer à partir d’un moteur historique tout événement, et les méthodes d’analyse d’autres part, qui se séparent entre analyse linéaire et analyse ponctuelle.

Les philosophies de l’Histoire regroupe principalement Hegel puis Marx, qui entendait remettre ce dernier sur ses pieds. On peut les renvoyer dos à dos dans leur méthode qui est la même, alors que les conclusions divergent. Ce sont là non plus des méthodes scientifiques pour comprendre l’Histoire, mais ce que Raymond Aron considère comme la déviation inévitable d’un sociologue qui, analysant à ce niveau de façon scientifique la structure du capitalisme, en est conduit à prendre position politiquement et à déduire à partir de ces résultats une interprétation économique de l’histoire prédisant la chute du capitalisme de ses propres contradictions, finalement comme d’autres ont prédit la chute de la station Mir sur Paris4. Bref du structuralisme. Ces visions d’une dialectique dans l’Histoire se disqualifient par les leçons de l’Histoire elle-même et les zélotes de Marx qui n’ont pas toujours lu ou qui par leurs interprétations sont les réels inventeurs du « marxisme ». Ainsi Czesław Miłosz exprime les déviances que l’idéologie a pu produire entre praxis et physis dans son poème « Enfant d’Europe » :

Laisse tes lèvres, énonçant l’hypothèse,

ignorer que la main falsifie l’expérience.

Laisse tes mains falsifiant l’expérience,

ignorer que les lèvres énoncent une hypothèse.

Apprend à prédire l’incendie avec une précision sans faille.

Puis incendie la maison pour accomplir l’oracle5.

Une interprétation comme celle de Francis Fukuyama ne semble pas non plus tenable puisqu’elle emprunte la même illusion qu’il puisse exister un moteur de l’Histoire et que ce moteur soit la démocratie. Nietszche en grand moralisateur semble plus sage même si plus déprimant intellectuellement dans ses Inactuelles : « Cette belle histoire universelle est, pour parler comme Héraclite, un tas d’ordures en vrac.  Qu’on ose alors regarder l’homme comme un incertain hasard […]. » La question de l’existence d’une méta-Histoire revient à se poser des questions existentielles, et donc de la place de l’Homme su terre et dans l’Univers. « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Nietszche l’a bien vu qui rattache ces préoccupations sur le sens de l’Histoire aux préoccupations métaphysiques sur le sens de l’humanité, et renvoie donc à son « Dieu est mort, l’Homme l’a tué ». Par conséquent, chercher un sens à l’Histoire générale de l’Humanité relève de l’idéologie. Derrière le pourquoi, il y a un besoin de sens : dans quel but sommes-nous là ? Derrière ces interprétations téléologiques de l’Histoire, il y a comme en subconscient la nécessité chrétienne d’inscrire l’Homme dans un sens. On peut noter avec Martin Malia que Marx et Hegel (dont Marx a formé sa théorie à partir de sa critique de la philosophie du droit) sont des philosophes allemands6 et qu’en terre de luthéranisme se cache derrière la téléologie la théologie, et derrière la méta-Histoire la métaphysique. Une des réponses de scientifiques, astrophysiciens et cosmologues, sur le pourquoi de l’existence humaine dans l’univers est de dire sous forme de boutade que sinon nous ne pourrions pas dire que l’univers existe. La question du pourquoi n’est plus du domaine des philosophes, à qui il ne resterait selon Wittgenstein que l’étude du langage, mais des scientifiques 7.

1989 marque avec la chute du communisme, la fin des « grandes narrations », la fin des téléologies interprétatives de l’Histoire. S’il est une chose dont on peut affirmer dès l’introduction sans erreur que 1989 a produit, c’est bien que le communisme en tant que projet historique s’est effondré. Le communisme projet politique semble lui renaître dans le monde post-communiste. Pourtant certains auteurs, ne semblent pas comprendre cette fin et utilisent paradoxalement l’analyse idéologique pour rendre compte du communisme8.

Mis à part les versions téléologiques pour comprendre l’Histoire, il y a les analyses de l’Histoire qui se situent elles à partir des faits eux-mêmes et non à partir d’une théorie. Deux traditions peuvent s’affronter entre les tenants du récit historique long et ceux de l’événement. Ainsi peut-on voir Fernand Braudel contre Paul Ricœur avancer leurs théories9. L’explication linéaire v. l’explication par l’événement. A ce titre il faut voir la définition de l’évolution que donne Prigogine qui doit réunir trois éléments : distinction d’un Avant et d’un Après ; irréversibilité ; mise en cohérence. 1989 est-il à ce titre un événement-évolution ? Si l’on regarde les faits seuls, il est difficile de répondre. L’Après ressemble à l’Avant en certains points. L’irréversibilité semble acquise mais les anciens partis communistes regagnent un poids électoral. La mise en cohérence est un des sujets les plus prisés des chercheurs que ce soit en philosophie, Histoire, géopolitique, etc. C’est toutefois dans l’imaginaire un événement voire l’Événement. 1989 marque la chute de la bipolarité, de l’antagonisme Est/Ouest, d’un système totalitaire qui se fendait déjà. Dans l’imaginaire il y a bien un Avant et un Après, une irréversibilité, et la mise en cohérence est la pression des marchés conjuguée avec la puissance du message démocratique10.

Comprendre l’Événement 1989 est difficile parce que les réponses sont multiples. La simple utilisation de la causalité ne suffit plus. Des pré-événements s’enchaînent et se répondent. Des pré-événements à la surface produisent des effets souterrains qui eux-mêmes produisent de nouveaux pré-événements. Zaki Laïdi utilise les concepts d’événement et de résonance des événements entre eux, empruntant à Deleuze la formule11. Par ailleurs, 1989 doit être vu sous l’angle de la phénoménologie pour être bien compris.

Alors à partir de ces théories que s’est-il passé en 1989 en Europe de l’Est ? Les spécialistes donnent des réponses multiples, et il paraît difficile de trancher. L’objet n’est pas de trouver une réponse mais de se demander quelles sont les questions qu’il faut se poser. Après un peu plus de dix ans il est en effet encore trop tôt pour se prononcer. Quelles sont les conséquences de 1789 ? Une boutade veut qu’il soit encore trop tôt au XXIème siècle pour y répondre. Un événement se détermine aussi à partir de ses conséquences. Ainsi il faut voir l’après 1989 pour comprendre ce qui s’est passé en 1989. D’autre part, il faut voir l’Avant 1989 pour comprendre ce qui s’est passé en 1989. Comme nous l’avons vu, il faut aussi voir l’analyse choisie pour vérifier ces Avant et Après événements. Aussi les réponses peuvent-elles varier. Elles varient aussi en fonction de l’objet que l’on choisit d’analyser. Ainsi peut-on dire que 1989 marque la naissance de « l’autre Europe » ou peut-on dire que 1989 est une révolution ou une réforme ?

  1. 1989, la conséquence de quoi ?

Tout événement est l’enchaînement de pré-événements. Par ailleurs, François Fejtö relève que « vue rétrospectivement, l’évolution de ces dix dernières années revêt à la fois une dimension globale et une dimension spécifique à chacune des démocraties populaires12 ». Ce qu’il appelle la dimension globale peut s’apparenter en langage marxiste à la superstructure, à son délabrement, ce qu’il appelle « les pathologies du socialisme réel ».

Comment expliquer en effet ce qu’il s’est passé, id est un événement identique, dans des pays différents ? Ce qui est surprenant avec 1989 c’est que tous les pays d’Europe de l’Est soient sortis ensemble du communisme. Chacune des démocraties populaires a rejeté le communisme pour embrasser la démocratie et le marché. Pourtant les modèles sont divers. On parle des « modèles de sortie du communisme » en science historique. Pour expliquer l’unicité de temps et de lieu de cette tragi-comédie, il est nécessaire de faire appel à la théorie. Une superstructure identique fragile, des pré-événements souterrains expliquent les événements de surface en ex-Europe de l’Est. Pour expliquer la diversité des sorties du communisme on peut employer la théorie des dominos à l’autre camp13.

1.1. Des pré-événements souterrains identiques.

1.1.1. Economie désastreuse sans espoir de réforme, et phénomène de « décapitalisation ».

L’économie des démocraties populaires, et de l’URSS en général, est typiquement un événement souterrain parce que les données étaient cachées. Seuls quelques-uns très haut placés dans la nomenklatura connaissaient les chiffres réels de l’économie soviétique. A l’Ouest, il existait tout particulièrement aux Etats-Unis des instituts de « kremlinologie » chargés entre autre de deviner ou plutôt de reconstruire comme un puzzle l’économie générale de l’Est, à partir de maigres données14. Mais même si l’on considérait l’économie soviétique malade, les estimations étaient très au-dessus de la réalité, et l’on continuait à craindre l’URSS. Est-ce que l’assaut final qu’a constitué la « guerre des étoiles » aurait eu lieu si l’état de délabrement économique eut été connu ? Peut-être les Etats-Unis auraient simplement attendu et n’auraient pas engagé des dépenses si gigantesques en matière d’armement.

Les taux de croissance sont proches de zéro dans les années 1980, et si les économies ne s’effondrent pas à cause de leur endettement, qui atteint des records par ailleurs, c’est grâce à l’aide financière occidentale. Le pire semble être la Pologne. Certainement, la crise endémique peut expliquer le soulèvement, et pourquoi tout est parti de Pologne avec la création de Solidarność en 1981, puis d’autres grèves à Gdansk en 1988. « L’homme de fer » remplace « l’homme de marbre » dans un pays d’argile. « La détérioration a miné l’Etat-providence, jadis principal motif de fierté : vous ne disposez peut-être pas de toutes les libertés de l’Ouest, disait-il en substance, mais vous bénéficiez de la sécurité de l’emploi, des services sociaux, des logements gratuits et des soins gratuits15 ». Bien entendu si tout cela n’est plus possible, pourquoi continuer à supporter un tel régime ? Mais cela n’explique pas pourquoi le même effondrement a eu lieu dans des pays où l’économie était meilleure comme la RDA et la Hongrie (connue médiatiquement comme le « communisme de goulash », mais la RDA avait en fait une meilleure économie16). Il faut donc analyser d’autres pré-événements.

Même lorsque l’économie n’est pas trop mauvaise, le niveau social est déplorable. Ainsi en Hongrie où le nombre d’heures de travail est le plus élevé, le taux d’alcoolémie et de suicide est très élevé17. Par delà les données pures de l’économie il y a les problèmes sociaux qu’une société totalitaire engendre, et qui ont une répercussion sur le niveau de production. De plus, l’absence de compétitivité semble avoir démobiliser les travailleurs qui quoiqu’ils fassent seront payés. C’est ce que Ilios Yannakakis appelle la « décapitalisation » de la société due au système non-économique de production socialiste18. Il s’agit d’un processus social de découragement et d’inappétence à quoi que ce soit provoqué par la société totalitaire et par l’absurdité des conditions de travail. Elle provoque l’absence de création de valeur, connaissance, savoir-faire, information. Les gens ne travaillent pas, voire sont ivres sur leur lieu de travail.

Il y a par ailleurs, malgré une économie meilleure que dans d’autres démocraties populaires, un degré de perte de fierté nationale pour un tchèque par exemple, parce qu’ « il y a quarante ans, il s’en sortait mieux que ses voisins allemands ou autrichiens, ou faisait au moins jeu égal avec eux19 ».

Si la RDA avait les meilleures statistiques (la blague disait que les allemands étaient ainsi qu’ils pouvaient faire marcher n’importe quoi, y compris le communisme) par rapport aux autres pays, la situation était tout de même pire que ce qu’avançaient les chiffres officiels20. Cela relevait de l’idéologie allemande de faire mieux que son frère germanique « Wessis ». La contestation sociale était bien là d’autant que le voisin immédiat marchait visiblement mieux.

Par conséquent même les bons chiffres sont trompeurs, la situation était mauvaise économiquement dans tous les pays de l’Est et a provoqué des tensions sociales. Ces tensions sociales ne pouvaient plus être calmées après 40 ans d’annonces de réformes. On ne croyait plus à la capacité du système de se réformer pour améliorer la situation économique. C’est pourquoi en Pologne et en Hongrie l’opposition revendique la participation au changement que le PC considère comme nécessaire. Le modèle des « tables rondes » fait accéder l’opposition au pouvoir. Comme l’a montré Martin Malia, les réformes ne pouvaient jamais être menées jusqu’au bout en raison de l’instabilité politique qu’elle provoquerait. Malia avait prévu que le système communiste ne pouvait se réformer et s’il le faisait, se détruirait de lui-même21.

Il faut noter au surplus, que les économistes savaient depuis trente ans, que toute réforme économique devait s’accompagner d’une réforme politique. Tous les projets de réformes ont échoué au niveau de la nomenklatura22. Cela pour la simple raison que les fonctionnaires de la nomenklatura disposaient d’un pouvoir qu’ils usaient et n’étaient pas prêts de lâcher. Même si les politiques s’orientent vers l’option du marché, la décentralisation qui en est la conséquence ne peut pas être lise en place à cause de ceux que l’on peut appeler en termes foucaldiens les « petits chefs ». Cela explique pour une part les demandes de réforme politique accompagnant les réformes économiques. Ainsi la Charte 77 en Tchécoslovaquie qui réclame des réformes politiques sur les droits de l’Homme, et le KOR (« Comité de défense des travailleurs », devenu « Comité d’autodéfense sociale » en gardant le sigle Komitet Obrony Robotnikov) en Pologne.

1.1.2. Le relâchement de Moscou.

Mikhaïl Gorbatchev avait engagé les réformes rendues nécessaires par le coma dans lequel étaient plongés les pays communistes. La dialectique réforme/conservatisme est aussi vieille que la Révolution de 1917. Elle date déjà de l’affrontement Trotsky/Boukharine. Elle se maintiendra tout au long de l’histoire soviétique23.

La politique nouvelle de Gorbatchev vis-à-vis de l’Europe de l’Est en fait partie, mais elle était très floue. Il était difficile de lire les intentions du programme de la perestroïka, mais il est possible de parler d’un rejet de la doctrine stalino-brejnevienne de « souveraineté limitée » ou « devoir internationaliste » au profit de « l’octroi d’une plus large autonomie24 » à partir de 1987. D’abord par allusions vagues, puis plus clairement, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de revenir en arrière. Gorbatchev sentait qu’il fallait faire des réformes. Il était certes un pur produit apparatchik du parti, et en tant que tel, sa politique était essentiellement de louvoyer entre les deux courants conservateur/réformiste du parti. Mais pour mener à bien toute réforme, il faut nécessairement être centriste25.

En raison des graves problèmes économiques accélérés par la course aux armements relancée par Reagan, Moscou ne pouvait plus suivre en Europe de l’Est. Pour faire face à la montée des contestations sociales qui ne peuvent manquer de s’ensuivre Moscou est obligé de laisser les démocraties populaires se débrouiller. Par ailleurs, Moscou avait appris des crises antérieures : « l’efficacité de la “restauration de l’ordre”, découvrit-on à Moscou, était proportionnelle au degré de délégation26 ». Moscou délégua donc, et c’est ce qui explique la diversité des situations dans la rupture avec le communisme : « les dimensions particulières viennent de l’obligation de régler les difficultés du régime sans avoir recours à l’aide soviétique27 ». C’est aussi ce qui explique l’effondrement, parce que sans l’intervention des troupes soviétiques la répression est plus difficile. D’abord parce que les propres troupes d’un pays ont sans doute plus de réticences à réprimer leurs compatriotes d’autant que ceux-ci son nombreux, et que les militaires souffrent aussi des mêmes privations que contestent les manifestants. Ensuite, parce que cela montre un relâchement de Moscou quant à la volonté de répression et encourage à continuer plus avant la contestation.

1.1.3. Des événements extérieurs.

Avec l’arrivée de Reagan au pouvoir et les déclarations où il compare l’URSS à « l’empire du mal » et lance donc une « guerre des étoiles » sans Jedi, s’ensuit une accélération de la compétition en matière d’armement que l’économie soviétique ne peut cette fois plus suivre. Cela est important pour l’Europe de l’Est. Les révoltes de 1956, 1968 ont provoqué une relation spéciale entre l’URSS et l’Europe de l’Est, l’URSS achetant la tranquillité politique par une relative prospérité économique (du moins Moscou a favorisé la consommation au détriment de l’investissement, ce qui explique un relatif mieux être économique, mais un retard pris sur le développement qui finit par provoquer la crise économique comme nous l’avons vu dans le point précédent pour la Tchécoslovaquie). L’URSS exportait massivement vers l’Europe de l’Est. L’URSS ne peut plus suivre, et l’économie se dégrade dans ses pays.

La Charte d’Helsinki a donné aux contestataires une référence légale pour invoquer le respect des Droits de l’Homme dans les pays de l’Est. Plus qu’une légitimité que les autorités peuvent contester avec des réfutations philosophiques et idéologiques concernant l’application des droits de l’Homme, la Charte a donné une légalité aux revendications. Elle a été transposée en droit interne tchécoslovaque par la « loi n° 10 »28. Par conséquent les autorités n’avaient le choix qu’entre accepter le dialogue avec les dissidents mais alors perdre un certain degré de contrôle sur l’information et la vie sociale, et réprimer mais alors violer ouvertement des engagements internationaux. Les dissidents ont ainsi bénéficier de soutien des pays occidentaux et de publicité internationale. L’accord avait toutefois été critiqué, jugé comme un jeu de dupe au détriment de l’occident qui avait entériné l’ordre de Yalta. Cela privait les contestataires de l’Est de la légitimité des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cependant la stratégie de légalité de la contestation a été plus fructueuse.

La communauté internationale a joué un rôle de pression enfin, timide mais plus marqué à la fin de l’année 1989.

1.1.4. Le rôle des intellectuels.

Dans une société où la vie culturelle et intellectuelle est dominée par la volonté du parti, le mensonge, la vérité officielle deviennent rapidement vérité pour le peuple. Ainsi, l’« homo sovieticus » peut se réaliser. La société actuelle en Russie est toujours sous le joug du mensonge officiel parce qu’aucun intellectuel ne s’est levé contre le mensonge officiel. En Europe centrale, les intellectuels se sont retournés contre le pouvoir qui leur imposait des mensonges qu’ils ne pouvaient plus tenir. Pas de face bien sûr, mais à travers le « ketman » qu’évoque Czesław Miłosz dans la pensée captive, c’est à dire le dédoublement du discours. Ainsi chaque œuvre de fiction devient réalité plus réelle que les journaux, grâce au double message que cache chaque texte29. Un art subtil et important existait en Europe centrale ; les « enfants de Kafka » ont développé leur culture propre.

Cela est particulièrement important, d’autant que la forte société civile comprend vite que seule les pages des sports des journaux sont intéressantes parce qu’elles seules ne sont pas mensongères. La vie culturelle non gangrenée par le parti est un souffle de liberté pour beaucoup de gens. De ce fait, « en Tchécoslovaquie, même les gens peu instruits comprennent mieux Kafka que la majorité des lecteurs occidentaux30. » Même en dehors du cadre officiel où le langage se dédouble, il existait un cadre officieux libre de toute censure où les artistes pouvaient s’exprimer. Le samizdat était très répandu.

Pour que le communisme s’effondre en Europe centrale, il faut qu’il n’ait plus de fondement idéologique tenable. Pour cela, il faut que les intellectuels le discréditent. C’est ce qui s’est passé à partir de 1968. Auparavant, les intellectuels étaient communistes parce qu’ils rêvaient au lendemain de la seconde guerre mondiale de changer le monde. Puis il y eut la vague du révisionnisme et finalement, le parti se débarrassa des intellectuels qui n’étaient plus utiles pour enraciner la pensée du parti. Le communisme devenait la routine, comme lorsque l’on va à la messe par habitude sans plus se demander pourquoi. « Le résultat de l’échec du “révisionnisme” et du divorce entre le parti et les intellectuels fut l’écroulement du marxisme en Europe centrale31. » Les intellectuels durent alors faire face à la censure parce qu’ils n’étaient plus en phase avec la voie officielle. Ce sont ainsi les mêmes milieux politisés par le régime qui paradoxalement garderont ce rôle dans l’opposition au régime32.

L’intellectuel a un rôle important parce qu’il guide l’opinion publique qui l’écoute en raison de son statut d’intellectuel. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut comprendre le terme d’intellectuel, qui est né au XIXème siècle. Avant il y avait certes Voltaire par exemple, mais c’est avec Zola que se forge la tradition de l’intellectuel moderne, c’est à dire de l’homme connu et réputé pour son travail intellectuel (artistique ou scientifique) et qui s’appuie sur ce prestige pour servir une idée ou un idéal33. Ainsi, l’émergence du mouvement « Charte 77 » regroupant des intellectuels au service de la défense des droits de l’Homme est l’illustration de ce rôle lorsque l’on voit les slogans sur les droits de l’Homme accompagner les mouvements de protestation ou de grève.

Avec le rôle des intellectuels, il faut entrecroiser le rôle de la société civile et de l’Eglise. Les intellectuels n’auraient pas un grand écho sans une société civile un tant soit peu constituée, et l’Eglise a permis une diffusion plus large de la vie intellectuelle dans la population grâce à son statut légal.

1.1.5. La forte société civile.

La société civile a joué un rôle également important. En Russie, ce n’est pas le peuple qui s’est révolté parce que la société civile y est moins importante sinon inexistante. Cela tient à ce que la révolution soviétique a coupé court au développement possible de la société civile déjà limitée par le tsarisme34. En Europe centrale en revanche, l’histoire a justement créé une société civile, d’autant plus forte que les sociétés pionnières de la chute du communisme ont été dominées par une puissance étrangère et n’ont survécu que par la culture. Le romantisme a joué un rôle important de continuation de la nation à travers la culture plutôt que les institutions. Au plus profond de la mentalité de la société civile il y a la résistance intellectuelle à toute occupation, que ce soit par résistance intellectuelle comme un Witkiewicz (L’inassouvissement) ou Miłosz (La pensée captive), soit par l’indolence imbécile du zèle « chvéïkiste » (Le brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek).

Cette prégnance de la société civile s’explique par l’Histoire de ces pays placés entre trois civilisations (orthodoxe, islamique, occidentale) qui ont toujours cherchées à s’en emparer. Ainsi, « malgré leur disparition politique, leur identité s’est maintenue grâce à la culture au sens large : les œuvres littéraires, mais aussi les symboles et les rites d’une vivacité étonnante35. » Alors après mille ans d’Histoire jalonnée de conquêtes et reconquêtes, ce ne sont pas quarante ans de communisme qui réussirent à détruire cette identité politique par la culture et non par les institutions.

Il faut cependant relativiser selon les situations. En Hongrie, la situation économique relativement bonne a provoqué une atomisation de la société civile36. Cependant, si l’intellectuel joue alors un rôle moindre sur une société atomisée, la naissance d’un « bourgeois-citoyen » permet l’émergence d’un individualisme revendicateur de droits.

1.1.6. Le rôle de l’Eglise.

L’Eglise a joué un rôle important particulièrement en Pologne. Adam Michnik a joué un rôle dans cette union de l’Eglise et l’opposition avec la publication de son ouvrage L’Eglise, la gauche et le dialogue, en 197037. Ce rôle était possible parce que l’Eglise était située « aux franges de la dissidence et de la bureaucratie »38. Elle a ainsi pu favoriser des événements intellectuels et la diffusion des idées. Des hommes de toutes tendances se réunissaient sous son aile.

L’Eglise joue par ailleurs un rôle complémentaire des intellectuels ainsi que le note Adam Michnik : « nous autres, intellectuels polonais éhontés, nous vivons entre la prière du cardinal Wyszynski et la raillerie de Gombrowicz, entre la vérité du prélat et celle du bouffon39. »

Cela a été possible grâce à un assouplissement de la politique des cultes, et l’engagement du Vatican, surtout à partir de l’accession de Karol Józef Wojtyła au Saint-Siège. C’est devant la foi populaire et le fait que l’Eglise y ait un statut particulier d’identification nationale et populaire que les autorités communistes ont du admettre la réalité au détriment de l’idéologie athée. Le cardinal Wyszynski semble avoir été populaire en raison du modèle de comportement qu’il prônait à l’opposé du modèle communiste40. La « décapitalisation » semble avoir créée une déréliction sociale qu’une institution prônant un comportement droit pouvait exploiter pour s’immiscer comme autorité morale et intellectuelle dans la société civile.

En Tchécoslovaquie et en Hongrie, l’Eglise catholique a également joué un rôle mais moindre ou plus tardif. En RDA, l’Eglise protestante s’est réveillée avec l’agitation sociale à partir de 1987. Les Eglises orthodoxes de Roumanie, Bulgarie et Serbie sont sortis de l’obéissance à la fin des années 198041.

Tous ces pré-événements sont souterrains et forment un cadre commun à l’Événement de 1989. Ils présagent une situation, mais cela n’explique pas pourquoi les régimes se sont écroulés partout, et si vite dans les sociétés où pourtant le pouvoir était le plus sévère. Les pré-événements de surfaces ont décidé scellés

1.2. Des pré-événements de surface différents.

Il faut à présent examiner les pré-événements tels qu’ils se sont produits pour comprendre l’Événement. Les pré-événements de surface sont les stimuli déclencheurs comme une sorte de domino, mais dont les dominos se répondent entre eux. On pourrait parler, en empruntant à la mécanique quantique, de dualité de propriété onde/particule. Chaque « fait-particule » si on l’observe se comporte comme une onde résonnant avec d’autres pour produire un schéma ondulatoire. On peut noter que la Pologne et la Hongrie ont marqué l’exemple pour les autres pays, la Hongrie ayant entraînée directement dans son sillage la Tchécoslovaquie et la RDA. Ce sont l’ensemble de ces pré-événements de surface qui s’enchaînent pour former l’Événement 1989. La Pologne montre l’exemple parce qu’il fallait que quelqu’un ouvre une brèche. D’où le résumé d’une banderole d’étudiants tchécoslovaques à la fin novembre 198942 : « La Pologne dix ans, la Hongrie dix mois, l’Allemagne de l’Est dix semaines, la Tchécoslovaquie dix jours. » « La Roumanie dix heures, et l’Albanie dix minutes43 ». On s’arrêtera dans l’étude des quatre premier pays parce que le reste est le jeu de dominos. La Bulgarie a opérée une « révolution par mimétisme44 ». En Roumanie ce qui s’est passé demeure encore très obscure, mais les pré-événements (ostracisme de l’Occident, ambiguïtés soviétiques, pressions des intellectuels dissidents, mécontentement de la population) et l’effet domino ont achevé le régime.

1.2.1. La Pologne : le modèle de la démocratisation négociée.

En Pologne, tous les germes étaient présents pour conduire au changement de régime en 1989. Tous les pré-événements y étaient plus forts qu’ailleurs. Surtout, l’économie y était catastrophique, et dès 1980 à Gdansk avec la signature des accords en août autorisant le droit de grève et la création de syndicat, puis la création de Solidarność45. La Pologne bénéficiait ainsi d’une tradition et d’une expérience d’opposition depuis 10 ans. Il était pour ainsi dire « normal » que cela se passe. Alors pourquoi en 1989 ?

Dès 1987 le général Wojciech Jaruzelski est affaibli par l’échec du référendum du 29 novembre ainsi que les grèves sauvages. 1987 est l’année du « nouveau Gorbatchev » et de son changement de politique. Le gouvernement doit se débrouiller seul, il doit faire des signes d’ouverture vers l’opposition. « Pour transformer une économie polonaise en décrépitude, il fallait impérativement élargir l’assise populaire du pouvoir46 ». Au début 1988, tête pensante de l’opposition Bronisaw Geremek propose « un pacte social contre la crise ». L’idée de la Table ronde fait son chemin, finalement proposée par Jaruzelski le 13 juin. Pendant cette période, des tractations ont lieu avec Moscou pour connaître sa position, mais elle reste vague et par conséquent « qui ne dit mot consent ». Le gouvernement et l’opposition acceptent l’idée de la Table ronde parce qu’elle leur semble être dans leurs intérêts respectifs : pour le gouvernement, il s’agit de stabiliser le régime et d’obtenir l’aide de l’Ouest ; pour Solidarność, il s’agit d’entamer un processus démocratique avec une période de transition47. Elle se déroule du 6 février au 5 avril. Ainsi est-il convenu de ce que se dérouleront des élections parlementaires « semi-démocratique » avec 65% des sièges réservés à la coalition gouvernementale et le reste à l’élection libre. Le résultat des 4 et 18 juin est la débâcle du POUP, qui doit s’allier avec les partis satellites pour conserver la majorité à l’Assemblée, et la victoire écrasante au Sénat avec 99 sièges sur 100.

Le rapport de force est clairement du côté de l’opposition. Après des hésitations et tractations, le premier gouvernement à majorité non-communiste depuis 1945 est formé par Tadeusz Mazowiecki le 24 août 1989. Deux problèmes se posaient, d’une part le refus du POUP de laisser Solidarność accéder au pouvoir, d’autre part, le refus de la population, qui était hostile dès le début à l’idée de dialogue avec le POUP, que Solidarność entre dans un gouvernement de coalition avec le POUP. Mais les deux partis satellites, le Parti démocrate (SD) et le Parti paysan (ZSL) firent faux bon à leur partenaire qui ne pouvait plus s’opposer à la venue de Solidarność au pouvoir. Par ailleurs, les communistes devaient rester dans la coalition pour des raisons d’apaisement géopolitique, la Pologne étant encore entourée de pays communistes, et pour rassurer Moscou. La Défense et l’Intérieure restèrent aux mains des communistes temporairement.

Les derniers mois de l’année furent marqués par l’engagement des réformes du nouveau gouvernement, et la liquéfaction du PC, cela parce que l’appartenance au parti « n’était plus la condition indispensable de la promotion sociale et du bien-être matériel48. » Ainsi, « en dépit d’un système institutionnel toujours marqué par l’héritage de la Table ronde, et malgré la présence aux plus hautes fonctions de l’Etat des hommes de l’ancien régime, la Pologne faisait ses premiers pas, sinon encore vers la démocratie complète, du moins vers l’indépendance et la souveraineté nationale49. » Paradoxalement, la Pologne a peiné dans sa transition démocratique parce que sur l’échiquier politique le nouveau mastodonte politique Solidarność a bloqué la formation de partis politiques pour favoriser l’alternance démocratique, d’autant que les partis politiques sont discrédités par la culture intellectuelle du pays50. Au contraire de la Hongrie dont le modèle démocratique sera directement issu du PC qui adopte le modèle de la Table ronde pour les réformes, mais où deux partis démocratiques vont éclore ouvrant très tôt la voie à une démocratisation réelle.

1.2.2. La Hongrie : ouverture de la « frontière de Pandore » après la « réfolution ».

Dès 1956 pouvait-on lire dans les rues de Budapest : « Nem kell nekunk kommunizmus » (« Nous ne voulons plus du communisme »). La répression violente avait fait taire ce rejet resté latent dans la population. Le « communisme de goulasch » était censé faire oublier l’absence de liberté politique au profit de la relative abondance matérielle. Aussi le PSOH est dès le début plus ouvert aux réformes. La situation économique a accéléré le processus. Au contraire de la Pologne, la Hongrie est partagée entre réformistes et conservateurs au sein du PSOH. Le réformiste Imre Pozsgay affirme le 28 janvier que « l’insurrection de 1956 était une insurrection populaire et non une contre-révolution », légitimant la volonté de pluralisme de la société. Même le centriste Károly Grósz se déclare pour le « multipartisme ». Clairement les réformistes exigent plus que des réformes structurelles : « le modèle du socialisme réel est irréformable. Nous devons créer un nouveau. » affirmait l’économiste partisan de Pozsgay Csaba Csáki.

La grande première de la Hongrie est d’avoir voté pour la première fois une nouvelle constitution abandonnant le rôle dirigeant du PC, les 20-21 février 1989. Devaient s’en suivre élections libres et liberté d’expression et désaffection du PC. Les organisations et associations d’opposition se développaient tandis que celles officielles périclitaient. Les réformateurs étaient nettement majoritaires, et le glas du PC semblait être marqué par la commémoration officielle d’Imre Nagy où furent condamnés les crimes communistes. Tout était prêt pour la chute, mais restait le même dilemme « compromis ou confrontation ». Le modèle de la Table ronde fut choisi avec la participation du Forum démocratique (MDF) et de l’Union des démocrates libres (SZDSZ). La démocratisation va vite durant l’été. Si en octobre c’est encore un gouvernement communiste qui modifie la constitution vers plus d’Etat de droit, en novembre c’est le SZDSZ qui l’emporte. On peut parler d’une « réfolution » dans la mesure où le PSOH de lui-même entame une réforme d’une telle ampleur qu’elle entraîne la fin du régime.

Le relâchement des liens avec Moscou est à la source de l’ouverture des frontières avec la RFA, décisions prise en toute indépendance. Cela a directement déclenché les événements de RDA et Tchécoslovaquie.

1.2.3. La RDA : le « Checkpoint Charlie » de non-retour.

L’ouverture de la frontière en Hongrie avec l’exode des touristes Est-Allemands a marqué le début de la fin en RDA. Pour preuve, tout allait encore pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles à l’orée de l’année 1989. Même au sein de la SED il n’y avait pas de déchirement conservateurs/réformistes. Cependant, les pré-événements décrits plus hauts étaient latents mais bien présents même si souterrains. Ils allaient jouer leur rôle plus tard lorsque le mécontentement s’exprimerait par les pieds. Pour l’heure ils étaient réprimés avec l’habituelle intransigeance.

A l’ouverture de la frontière en Hongrie et les premiers départs de touristes, le gouvernement est-allemand exprime son mécontentement. Mais cela allait devenir une véritable hémorragie et marquerait la fin du régime non pas par un vote démocratique, mais par un vote par les pieds51. L’absence d’opposition et d’antagonisme conservateur/réformistes explique l’absence de toute table ronde et même de toute volonté de changement au sein du SED. Cet aveuglement et cet immobilisme sont dus à l’histoire et la place géostratégique (dominée par l’idéologie autant que par les conceptions classiques du « middle land ») de la l’Allemagne de l’Est. La population malgré les informations officielles filtrées étaient au courant grâce à la réception des télévisions occidentales. Une fois de plus l’hésitation de Moscou qui ne disait rien fut décisive car sans son soutien la RDA était isolée internationalement. Seuls les conservateurs soviétiques étaient un support.

Dans cette atmosphère unique depuis la séparation de l’Allemagne, il était normal que des manifestations commencent. D’abord à Leipzig, puis l’hémorragie d’une RDA soudainement hémophile. La contestation intellectuelle comme en Hongrie et pour les mêmes raisons venait des réformistes du SED. De par la spécificité idéologique, la RDA ne pouvait souffrir aucune réforme, sinon le régime n’aurait plus de raison de vivre, et les conservateurs du SED l’avaient bien compris52. Pourtant les réformes étaient inévitables, et Moscou les appelait de ses vœux. Aussi Gorbatchev estima qu’il fallait se débarrasser de Erich Honecker trop conservateur. Egon Krenz porta le coup de grâce aux conservateurs et prît les rênes d’un pouvoir devenant ingouvernable. Toutes les promesses de réforme n’empêchaient pas l’exode. L’ouverture dû être annoncée le 9 novembre 1989. Après le passage du Checkpoint Charlie, il était évident qu’une RDA n’avait plus de raison d’être. Le communisme n’avait pas étouffé le lien national et la réunification mettra fin au régime : « Wir sind ein Volk ».

1.2.4. La Tchécoslovaquie : rôle des intellectuels et début de l’effet domino.

Les intellectuels ont joué un rôle très important. La pression de la Charte 77 et la liaison avec la Pologne sont les éléments clefs de la compréhension de la chute du régime. Encore une fois, Gorbatchev en légitimant les demandes de réformes a joué un rôle essentiel dans la chute du régime. L’effet domino a joué ensuite avec la solidarité éprouvée avec les citoyens de RDA franchissant les grilles de l’ambassade de RFA. Le recul du gouvernement a enhardi les manifestants tchécoslovaques. Du côté des autorités il n’y avait pas de réformateurs depuis 1968. C’est donc la rue qui devait faire avancer les choses. Elle finit par l’emporter notamment parce que toute aide soviétique était à exclure par le pouvoir qui n’avait donc plus d’appui de force à opposer.

Ainsi ce qui s’est passé en 1989 est la conjonction d’un certain nombre de pré-événements souterrains et de pré-événements de surface. Les pré-événements souterrains peuvent se regrouper en trois sphères : la sphère structurelle (économie, système communiste, politique de Gorbatchev) ; une sphère intellectuelle (rôle des intellectuelles, de l’Eglise, de la société civile) ; et une sphère extérieure (communauté internationale, Accords d’Helsinki). Les pré-événements de surface s’organisent comme un schéma de dualité onde/particule dont les deux premières sont la Pologne et la Hongrie, puis la RDA et la Tchécoslovaquie, et ensuite les autres pays.

2. 1989, quel Événement ?

Pour comprendre l’Événement 1989, il ne suffit pas d’avoir vu les pré-événements souterrains et de surface, il faut aussi voir les post-événements. Il s’agit essentiellement de savoir comment qualifier l’Événement 1989. Ultime réforme d’une longue série de tentatives ? Révolution du peuple ? « Réfolution » ? Qu’était-ce que 1989 ? Pour le voir il faut observer ce qu’il s’est ensuivi. Car enfin, pourquoi les apparatchiks auraient-ils cédés le pouvoir ? Certes, il y avait la pression populaire. Certes Moscou encourageait le vent des réformes. L’étude sociologique des élites semble très éclairante. Le post-événementiel est nécessaire à l’intelligence de l’événementiel.

A ce titre, on peut essayer de voir plusieurs critères pour tenter de définir la nature de 1989 : le renouvellement des élites ; le renouvellement des idées ; les gagnants et les perdants ; recherche de responsables. A partir de là, il est plus aisé de s’interroger sur ce qui s’est passé en 1989.

Par ailleurs, il y a deux sortes de phénomènes qui se sont déroulés en 1989. D’une part il s’est passé quelque chose que l’on appelle sous une pluralité de vocables « révolution » ou « réforme ». D’autre part, le vocable d’Europe centrale est venu remplacer celui d’Europe de l’Est. On peut d’ailleurs se demander si l’un et l’autre ne sont pas corrélatifs ; si la recherche d’un vocable commun pour définir 1989 procède d’une volonté de n’y voir qu’une entité culturelle et historique là où il y a multiplicité de pays.

2.1. Les post-événements de 1989.

2.1.1. La « décommunisation » limitée.

Lors de la Révolution française il y eut des procès, et, non des moindres, le Roi et la Reine y perdirent leur tête en tant que responsables. Après 1989 il y en eu peu. Pourquoi ? Les mécontentements et les contestations sociales étaient pourtant très forts. Cela s’expliquerait par le phénomène de « conversion » des élites communistes53. Cette conversion politique leur a évité les jugements type 1789 ou type « réconciliation nationale ». C’est essentiellement grâce à la Table ronde que cela c’est produit. La Table ronde a permis bien sûr la reddition contrôlée et pacifique ce que les citoyens leur en sont gré, mais elle a aussi permis leur « réhabilitation patriotique » par cette « acte de confession »54. D’autre part, la Table ronde, qui avait d’ailleurs scellée d’étonnantes amitiés nouvelles entre anciens ennemis, a privé les anciens dissidents de tout discours anti-communiste puisqu’ils avaient accepté de négocier55. Par conséquent, « comment traiter en criminels ceux qui rendent le pouvoir de leur plein gré56 ? »

Il y eut certes la loi de lustration en Tchécoslovaquie, mais la stratégie de lustration eut un effet inverse en se transformant en « une arme brandie par des combattants de la dernière heure, par des non-dissidents qui forment des partis qui se classent eux-mêmes à droite sur l’échiquier politique57. » Par ailleurs, les anciens dissidents qui avaient le plus souffert de l’ancien régime se déclaraient eux-mêmes contre les lustrations58.

Ils revendiquent dans l’après 1989 leur part dans la chute du système avec fierté. Ils considèrent que ce sont eux les instigateurs de la démocratie et du marché qu’ils semblent apprécier mieux que d’autres59. Ils se sentent donc indispensables au fonctionnement du pays dans le nouveau régime.

Par ailleurs, la Table ronde a provoqué « l’illisibilité de l’acte de rupture60 ». Ce qui favorisera plus les communistes que les opposants et leur permet de revenir sur le devant de la scène. Ce brouillage des frontières entre un avant et un après d’un Etat dirigé par les communistes contribue à brouiller la lisibilité de l’Evénement 1989.

2.1.2. Le non-renouvellement des élites.

Consécutivement à l’absence de volonté de chercher des responsabilités, les anciennes élites se sont maintenues dans les sphères exécutives publiques et privées. L’ancienne nomenklatura s’est reconvertie assez largement. Cependant, il faut distinguer dans l’ancienne nomenklatura les vieux bureaucrates et les jeunes technocrates, ces derniers s’étant mieux adaptés à la nouvelle situation61. Environ 20 % de la nomenklatura s’est retrouvée à la retraite anticipée ou privée de ses avantages en Pologne, Hongrie et Tchécoslovaquie62. Un quart environ des nomenklaturistes s’est reconverti dans la possession d’entreprises privées, grâce à leur capital politique et culturel63. On aurait pu s’attendre à plus vaste lustration.

Les anciens communistes ont généralement bien traversé la « décommunisation » et sont restés les élites administratives et politiques d’une part et économiques et financières d’autre part. Le passage de la nomenklatura à la classe capitaliste s’est en fait amorcer dès les années 1970, elle s’est étendue dans les années 1980 et a abouti en 1990 en Pologne et Hongrie64. Grâce à des lois votées en 1988 et 1989, les la nomenklatura économique est entrée en possession des actifs économiques65. Ces anciens communistes l’étaient par nécessité, parce qu’il fallait être membre du parti pour obtenir une ascension sociale. Cela a joué un rôle de « prédisposition » à devenir les futures capitalistes en raison de leur fort capital culturel et social66.

Cette capacité d’adaptation de la part des membres de l’ancien régime est extraordinaire. Certes, ce sont essentiellement ceux de la génération des « jeunes technocrates » recrutés selon leur compétence et non plus leur orthoglosie politique. Néanmoins ce phénomène est troublant pour qualifier 1989 de révolution ou de simple réforme.

2.1.3. Les nouvelles idées relativement absentes.

« Les vieilles idées s’écroulent, mais où sont les nouvelles67 ? » Ainsi s’interroge Timothy Garton Ash. Au lendemain de 1989, les démocrates sont mis en minorité, désavoués par l’électorat qui leur doit cette existence. Adam Michnik observe « des dizaines de formations totalement inaptes à formuler de façon autonome des programmes de politique économique68. » Par ailleurs, il craint la réincarnation des vieux démons du communisme que sont la haine, l’intolérance, l’agressivité et des tendances autoritaires sous d’autres drapeaux69. En fait, l’archaïsme subsiste à travers d’autres formes comme le nationalisme, et il est d’autant plus difficile à reconnaître que ce « diable du fondamentalisme » revêt divers habits. Que valent les nouvelles idées de démocratie et de droits de l’Homme dans cette « autre Europe » qui bafoue les droits des minorités ? Les rapports entre allemands de l’Ouest et de l’Est sont difficiles, et l’ont se définit en « Ossis » et « Wessis »70.

Selon Jean-François Revel, il n’y a pas de révolution parce que les soulèvements populaires ne procédaient pas à des « projections d’une société future sur l’écran de l’utopie71 ». La nouvelle utopie libérale risque d’être détruite par l’anti-utopie qu’est la renaissance nécessaire de l’Etat providence.

On peut alors s’interroger sur la nature de 1989. Bien sûr il y a l’adhésion à la Communauté pour certains, d’autres pays ne sont pas autant versés dans l’autoritarisme. Mais la transition des esprits vers la démocratie semble d’autant plus difficile que la mémoire est courte. L’exemple le plus frappant est l’émergence de politiciens de la « page blanche » qui n’ont pas de passé politique sous le communisme et qui récolte les suffrages d’une population qui voudrait se reconnaître dans cette virginité politique72.

2.1.4. Les gagnants et les perdants.

« Dans toute révolution il y a des gagnants et des perdants », mais il est difficile d’appliquer cette affirmation à 198973. La « drôle de révolution » de 1989 a été faite au nom de la classe ouvrière. Pourtant, celle-ci n’est pas la grande gagnante dans le monde post-communiste. Ce sont bien les ouvriers de Solidarność qui portèrent l’estocade au communisme. Mais « les ouvriers d’Europe centrale et orientale sont aujourd’hui les grands perdants de la révolution post-communiste, tassés dans des bastions de l’industrie lourde obsolète, impossible à convertir ou à privatiser74. »

On peut même se demander s’il y a bien eu un acteur central dans l’Evénement 1989. Dans la masse des pré-événements, on a pu percevoir de nombreux facteurs et de nombreux acteurs. Il y a un phénomène d’implosion qui n’est pas non plus négligeable.

Les anciens dissidents sont rejetés par les urnes. Les gagnants semblent être ceux là même qui devaient perdre, mais qui ont réussi à user de leur place stratégique au sein de la nomenklatura pour se positionner favorablement dans la nouvelle ère capitaliste.

2.1.5. Désaffection « contre-révolutionnaire ».

Si l’on considère 1989 comme une révolution, ce qui sera sujet à discussion plus tard, alors la situation post-1989 n’est-elle pas, pour utiliser un vocable anachronique, « contre-révolutionnaire ». Les citoyens sont désorientés par les thérapies de choc et autre transition libérale qui leur fournit une société pire que celle qu’ils ont quittée. La démocratie et les libertés fraîchement conquis sont désertés et l’on se met à rêver des « hiers » qui chantaient. Les taux d’abstention frôle les 50% voire 60% aux élections75. Mais il est vrai, comme l’opine Ghandi, « à quoi sert la liberté si l’on a faim ? »

*

2.2. Comment qualifier 1989 ?

Napoléon a clos la Révolution par la formule célèbre : « La Révolution est terminée 76! » Ce qui signifiait que toute l’organisation était maintenant conforme aux principes révolutionnaires. Toutes les anciennes charges publiques étaient dorénavant occupées par les bourgeois, le tiers état. Le Roi n’était plus. L’ancien régime était né et les Lumières avaient triomphées. Les historiens hésitent à utiliser le mot « révolution » aux événements de 1989, parce que s’il y a bien la fin d’un cycle, le cycle nouveau ne vient pas. Les mêmes sont restés. Alors si « la révolution commence quand le tyran finit77 », il y a bien eu révolution parce que le totalitarisme est mort. Mais les anciens communistes se sont bien reconvertis et ont plutôt bien passé le cap de la « décommunisation ».

2.2.1. Réforme ou révolution ou « réfolution » ou post-soviétisme ou conversion ?

Timothy Garton Ash parle de « réfolution ». Jacques Rupnik parle de réforme avec dérapage non contrôlé pour la Pologne et la Hongrie et de soulèvement populaire pour la RDA et la Tchécoslovaquie. Laszlo Bruszt parle de « révolution de velours, révolution négociée ». François Fejtö parle de « révolution sans révolutionnaires ». Georges Mink et Jean-Charles Szurec se concentrent sur le phénomène de conversion des réformateurs.

Comment qualifier ce qu’il s’est passé en 1989 ? Sur le moment, tout le monde avait l’impression de vivre une révolution. Quelque chose d’impensable se produisait. Aucun analyste ne l’avait prédit ou en tout cas de façon générale, sur le long terme comme Martin Malia ou Claude Lefort78. On savait que cela arriverait, mais quand ? Les images des gens sur le mur étaient incroyables. Mais après l’émotion du moment, il y eut une amère impression que la révolution était retombée comme un soufflée, voire qu’elle n’avait pas eu lieu. Les spécialistes avancent plusieurs hypothèses sur ce qui s’est passé en 1989. Pour l’Histoire, il convient de mettre un nom sur l’Evénement. Mais quel mot ? Et surtout, les concepts existants en Histoire et en science sociale sont-ils pertinents pour rendre compte d’un phénomène inédit ? Et peut-on appliquer un seul concept à ce qui relève d’une pluralité de situations ?

« Il y eut révolution parce qu’il y avait débordement79 » selon Pierre Kende. Certes, mais alors pourquoi les anciens ont-ils pu si bien se convertir ? Pourquoi les anciens revendiquent-ils si fièrement leur rôle dans la « révolution » ? Il semble que le rôle de conversion des nomenklaturistes ait joué un rôle important. Ce rôle est cependant limité à la Pologne et la Hongrie. Les pays à tradition non réformatrice (Tchécoslovaquie, RDA) ont été emportés par le soulèvement populaire. Si bien que l’on ne peut pas généraliser sur une Europe centrale. Il y a eu réforme qui s’est emballée. Il y a eu révolution qui ne s’est pas trop emballée. Donc « réfolution » si l’on veut absolument regrouper les pays de l’ex-Europe de l’Est dans un même concept sous prétexte qu’ils ont vécu le même événement.

« Réfolution » mais réforme curieuse et révolution curieuse. Réforme curieuse parce que les réformateurs étaient conscients de la nécessité de réformes politiques accompagnants les réformes économiques. Ils étaient donc conscient de la fin du système. La « conversion » avait commencé bien avant. Révolution curieuse par ce que les élites converties sont toujours aux commandes de l’appareil d’Etat et des postes de responsabilité politique, et des entreprises privées.

Si l’on observe deux pays appartenant bien à la sphère culturelle d’Europe centrale, la Pologne et la Tchécoslovaquie, on se rend compte que les événements sont très différents. En Pologne, le pouvoir a été rendu après négociation, après une longue lutte de dix ans. La Pologne a été la première à se détacher grâce à la pression des dissidents. Est-ce que cela se serait passé en Tchécoslovaquie, sans les événements de Pologne et de Hongrie ? De même la Hongrie est très différente de la Pologne parce qu’il s’agit clairement d’une volonté de réforme des dirigeants et qui a été rattrapée par l’Histoire. De plus, les post-événements ne sont pas non plus les mêmes parce que par exemple le phénomène de lustration est parti de Tchécoslovaquie. Là où il y a eu Table ronde, la « décommunisation » était moins marquée, et d’autant moins le phénomène révolutionnaire.

Il semble que les concepts manquent pour analyser un fait unique dans l’Histoire. Après tout, la sagesse n’apprend-elle pas qu’il n’y a pas de loi générale dans l’Histoire sinon que les Hommes cherchent à garder leur place sociale ? Pourquoi faudrait-il absolument mettre un vocable connu et commun sur un événement difficilement connaissable et unique ? De plus, est-il logique d’affubler d’un dénominateur commun des expériences multiples ? Ne serait ce pas continuer à voir l’ex-Europe de l’Est comme une entité et non comme une multiplicité de pays et de cultures ? Cela ne découlerait-il pas du fait que l’on veut toujours ne voir qu’une seule entité derrière le vocable « Europe centrale » ?

2.2.2. La (re)naissance de « l’autre Europe ».

C’est la thèse de Jacques Rupnik que de dire que 1989 marque le renouveau de ce concept déjà mentionné auparavant d’« une autre Europe », mais il n’est pas le seul. Le concept d’une ère européenne culturellement distincte est d’ailleurs née dans l’esprit d’historiens, historiens polonais émigrés aux Etats-Unis qui considérèrent qu’il fallait remarquer quatre entités européennes : Ouest, centre-Ouest, centre-Est et Est. Aujourd’hui, on distingue seulement trois secteurs comme le fait Jacques Rupnik, qui détermine l’Ouest, le Centre et l’Est.

Le terme d’Europe centrale pose de nombreux problème. D’abord, il est suspect parce qu’il est apparu avec 1989. Le terme est pourtant ancien, du XVIIIème siècle, 1830 notamment avec Marton qui définit l’Europe centrale comme entité comprenant les Allemands, les Tchécoslovaques, les Suisses et les Hongrois. Les critères retenus séparément ne sont pas très pertinents mais ensembles forment cette entité. Par la suite on a distingué centre-Ouest et centre-Est. Mais chez Newman, le concept de « Mitteleuropa » a servi les dessins pan-germanistes de Hitler. Oublié donc depuis 1945.

Ensuite, comment définir l’Europe centrale ? Qui en fait parti ? Comme son nom l’indique, c’est le centre, donc c’est « entre deux ». Entre l’Ouest et l’Est. Milan Kundera dans L’Occident kidnappé parlait de l’Europe centrale comme étant « à l’Ouest culturellement, à l’Est politiquement ». Czesław Miłosz considère qu’il existe « une autre Europe », terme qui marquera les esprits. L’historien hongrois Jenő Szűcs parle des « Trois Europes ». Avec le régime communiste qui vacille, les formules pour désigner l’ensemble est-européen fourmillaient. Le terme est aujourd’hui entériné avec l’Union européenne qui planifie son aide aux PECO (pays d’Europe centrale et orientale).

Aujourd’hui il s’agit d’un nouveau champ de recherche des sciences sociales. Si l’on en croit l’Atlas des peuples d’Europe centrale80, l’Europe centrale comprend la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Biélorussie, l’Ukraine, la Pologne, la République Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Slovénie, la Croatie, la Bosnie, le Monténégro, la Serbie, la Macédoine, la Bulgarie, la Grèce, et l’Albanie. Beaucoup de pays sont problématiques concernant leur appartenance à l’Europe centrale. Les Balkans notamment posent problème. L’Ukraine aussi en raison de sa proximité avec la Russie, tout comme la Biélorussie. La Finlande est proche de la Hongrie culturellement, mais ne fait-elle pas partie du Conseil Nordique ? C’est un pays nordique81.

Il y a diverses théories pour fonder l’Europe centrale, selon l’histoire, la culture, la population, la langue, la religion, etc. Les théories se confrontent, mais tout le monde s’accorde pour distinguer une entité dite « Europe centrale ». Pomian dans « l’Europe et ses nations », avance l’hypothèse que l’Europe centrale est constituée de peuples qui ont subi l’influence des deux pôles de l’Est et de l’Ouest et vivent dans un type d’identité instable, une certaine relativisation d’appartenance formelle.

Une chose s’est certainement produite en 1989, la naissance du concept « d’Europe centrale » à la place de « l’Europe de l’Est ». Mais les intellectuels dissidents avaient déjà préparé le terrain avant. Timothy Garton Ash essaye de tirer les traits communs à la notion d’Europe centrale à travers les écrits d’Adam Michnik, Vaclav Havel et György Konrad82. Le premier élément semble être l’anti-politique (Konrad), qui veut que le pouvoir des sans pouvoir (Havel) ne soit pas à rechercher dans l’Etat ni dans la lutte partisane politique classique, la droite et la gauche étants des concepts dépassés. Le second élément serait la morale à la place de la division gauche droite, c’est à dire l’introduction de la morale dans la pensée politique, et le fondement de celle-ci non pas sur l’Etat ou la société mais sur l’individu et l’autogestion. Le troisième élément serait conséquemment la société civile qui transcende Etat et parti politique à travers l’individu moral. Cela doit se faire par le quatrième élément, la non-violence, et le cinquième, la valeur du sacrifice. Il y a par ailleurs un mépris de l’économie et du monde matériel. Depuis les Lumières, l’Europe centrale des intellectuels aurait une tradition d’humanisme séculier et rationaliste, ainsi que d’un certain cosmopolitisme. L’Europe centrale lorgne plus vers l’Occident pour les idées que vers l’Orient.

Après quoi Timothy Garton Ash s’interroge, et l’on peut poser les mêmes questions. « L’existence imaginaire d’une certaine Europe centrale ne découlerait-elle pas de l’existence réelle de l’Europe de l’Est83 ? » Et d’arguer de ce que les concepts formant l’Europe centrale découlent en fait de la position qui était la leur dans l’Europe de l’Est. Cette interrogation est sans doute pertinente pour des concepts de philosophie politique formés dans l’impuissance sous le totalitarisme. Il est bien évident que la démocratie revenue le concept d’« anti-politique » est difficilement tenable. La morale peut sans doute s’insérer dans la tradition politique et cela n’en serait que d’autant mieux dans un post-communisme corrompu. Pour le reste, les traits communs d’une Europe centrale sont pertinents.

Le concept d’Europe centrale était ainsi préparé par les intellectuels de l’a-historique Europe de l’Est, en prévision de la fin de l’hégémonie soviétique sur cette partie de l’Europe. L’enjeu est de définir une ère culturelle propre pour s’affirmer et se (re)construire. C’est là que se fait jour l’intérêt du concept. Les pays d’Europe centrale comprennent, du moins leurs intellectuels, de l’intérêt de former un bloc culturel commun pour faire face aux grandes puissances européennes en tant que petites ou moyennes nations84.

Toujours est-il qu’il reste un concept intellectuel. Le grand nombre de minorités et les explosions nationales du post-communisme sont-elles compatibles avec la théorisation d’un grand ensemble culturel commun ? Ce que l’on appelle le « modèle nordique », de l’autre côté de la Baltique, n’a jamais beaucoup marché dans des réalisations communes malgré des affinités culturelles et historiques indéniables. Sans doute l’Europe centrale est-elle un concept permettant de généraliser une certaine identité culturelle et historique, mais est-il pertinent pour l’étude de 1989 ?

Il est patent que répondre à la question « que s’est-il passé en 1989 en Europe de l’Est ? » est une gageure (surtout dans ce type d’exercice restreint). D’abord parce que 1989 est encore à la limite de l’Histoire et de l’actualité. Ensuite parce que de nombreux événements dont les enchaînements sont complexes expliquent en partie ce qui s’est passé (thème de la première partie). Enfin, parce que les événements postérieurs à 1989 apportent un éclairage différent sur 1989 (thème de la seconde partie). Ce qui semble être certain c’est qu’en 1989 « l’autre Europe85 » bourgeonne à nouveau avec le dégel du glacis soviétique86.

Par ailleurs, il semble qu’il faille démarquer l’ex-Europe de l’Est selon les pays. 1989 est l’aboutissement d’un processus de « grande conversion » en Pologne et en Hongrie. En Tchécoslovaquie et en RDA 1989 est une secousse en raison de la non-violence des mouvements. Dans les autres pays cette année semble marquer une certaine révolution. 1989 marque certainement le début d’une période post-soviétique, la percée du bourgeon Europe centrale brisant le glacis soviétique. Ce qui s’est passé en 1989 c’est l’inévitable, le cent fois prédit effondrement. 1989 c’est la fin de l’emprise du communisme sur la société, la fin du communisme à la soviétique. Fin du totalitarisme en Europe centrale et fin du communisme en tant que projet historique.

Alors si « la bêtise c’est de conclure », il nous semble plus intéressant d’annoncer les prolégomènes par cet essai qui ne peut fournir une étude qui demanderait d’être beaucoup plus profonde pour parvenir à l’intelligence de l’Événement 1989. D’après ce que nous avons vu, il nous semble que les pré-événements et post-événements peuvent être modélisés en sphères de résonances qui elles-mêmes se répondraient entre elles. Ainsi il serait plus aisé d’établir un synoptique de départ pour visualiser les sujets variés et vérifier les domaines dans lesquels ils ont pu influencer d’autres. C’est alors de longues recherches qui doivent avoir cours. Alors seulement nous paraîtrait-il possible de répondre à la question.

__________________________

1 François Bluche, Dictionnaire des citations et mots historiques, Paris, Editions du Rocher, 1997, pp. 316-317.

2 Ibid., p. 205.

3 Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, Entre le temps et l’éternité, Paris, Flammarion, 1992, p. 47. Cité in Zaki Laïdi (ed.), Le temps mondial, Bruxelles, Complexe, 1997, p. 16.

4 Raymond Aron, « Karl Marx », Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, collection Tel, 1967, pp. 141-221.

5 Czesław Miłosz, Enfant d’Europe, Lausanne, Editions l’Age d’Homme, 1980, p. 48.

6 Martin Malia, La tragédie soviétique – histoire du socialisme en Russie 1917-1991, Paris, Seuil, Points, 1995, pp. 53-56.

7 Stephen Hawking, A brief history of time – From the Big Bang to Black Holes, London, Bantam Books, paperback edition, 1999, p. 193.

8 Le passé d’une illusion, Le livre noir du communisme.

9 Zaki Laïdi, « Le temps mondial », in Marie-Claude Smouts (dir.), Les nouvelles relations internationales – pratiques et théories, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, pp. 183-202. Zaki Laïdi, « Le temps mondial », in Zaki Laïdi (dir.), Le temps mondial, Bruxelles, Complexe, 1997, pp. 11-52.

10 Zaki Laïdi (dir), Le temps mondial, p. 26.

11 Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 199, cité in Zaki Laïdi, Le Temps mondial, p. 14.

12 François Fejtö, La fin des démocraties populaires. Les chemins du post-communisme, Paris, Seuil, Points, 1997, p. 145.

13 Ibid.

14 Martin Malia, op.cit.

15 Jacques Rupnik, L’autre Europe. Crise et fin du communisme, Paris, Odile Jacob, Points, 1993, p. 232.

16 Fejtö, op. cit.

17 Rupnik J., op. cit., p. 234.

18 Ilios Yannakakis, « La secousse », in Pierre Kende et Aleksander Smolar (dir.), La grande secousse, Presses du CNRS, 1990, p. 28.

19 Jacques Rupnik, op. cit., p. 236.

20 Ibid., p. 235-236.

21 Martin Malia, Comprendre la révolution russe, Paris, Seuil, Points, 1980, pp. 212-227.

22 Rupnik J., op. cit., p. 250.

23 Martin Malia, La tragédie soviétique, op. cit., p. 244

24 Pierre Kende, « l’énigme Gorbatchev ou le préalable », in Pierre Kende et Aleksander Smolar (dir.), op.cit., p. 13.

25 Georges Mink et Jean-Charles Szurek, La grande conversion, Paris, Seuil, 1999, p. 21.

26 Jacques Rupnik, op. cit., p. 346.

27 Fejtö F., op. cit., p. 148.

28 Ibid., p. 138.

29 Rupnik J., op. cit., p. 281.

30 Ibid., p. 287.

31 Ibid., p. 303.

32 Rupnik J., op. cit., p. 280.

33 Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1999.

34 Martin Malia, La tragédie soviétique, op. cit., pp. 81-106. Comprendre la Révolution russe, op. cit., 1980, pp. 55-69. Hannah Arendt, Le système totalitaire, Paris, Seuil, Points, 1972, pp. 27-50.

35 Chantal Delsol, Michel Maslowski (dir.), Histoire des idées politiques de l’Europe centrale, Paris, PUF, 1998, p. 589.

36 Rupnik J., op. cit., p. 307.

37 Ibid., p. 306.

38 Ibid., p. 292.

39 L’autre Europe, « Religion et politique », n° 20, cité in ibid., p. 306.

40 Fejtö F., op. cit., p. 131.

41 Fejtö F., op. cit., p. 132-134.

42 Timothy Garton Ash, « The Revolution of the Magic Lantern », New York Review of Books, 16 janvier 1990. Cité in Jacques Rupnik, op. cit., p. 358.

43 Jacques Rupnik, « 1989-1999 : paysage après la bataille », Transeuropéennes, 1999, n° 16, pp. 81-87.

44 Fejtö F., op. cit., p. 305.

45 Voir L’Alternative, numéro spécial, 1982, « Pologne : le dossier de Solidarité. Gdansk, août 1982 – Varsovie, décembre 1981 ».

46 Fejtö F., op.cit., p. 254.

47 Kende P., op. cit., p. 32.

48 Fejtö F., op. cit., p. 262.

49 Ibid., p. 263.

50 Georges Mink, « Pologne. Le paradoxe du compromis historique. », in Pierre Kende et Aleksander Smolar, op. cit., p. 65.

51 Fejtö F., op. cit. p. 278.

52 Fejtö F., ibid. p. 281-282.

53 Georges Mink et Jean-Charles Szurec, La grande conversion, Paris, Seuil, 1999, 312 p.

54 Ibid., p. 51.

55 Ibid., p. 56.

56 Ibid., p. 153.

57 Ibid., p. 155.

58 Ibid., p. 155.

59 Ibid., p. 90-91.

60 Ibid., p. 58.

61 B. Szalai, « The Power Structure in Hungary after the Political Transition » dans Ch. G. A. Bryant, E. Mokrzycki (eds), The New Great Transformation ? Change and Continuity in East-central Europe, London, Routledge, 1994, cité in Georges Mink et Jean-Charles Szurec, « L’ancienne élite communiste en Europe centrale : stratégies, ressources, et reconstructions identitaires », Revue Française de Science Politique, vol. 48, n° 1, février 1998, pp. 3-41, p. 4.

62 G. Mink et J-C. Szurec, ibid., p. 5.

63 Ibid., p. 6.

64 G. Mink et J-C. Szurek, La grande conversion, p. 146.

65 Ibid., p. 147.

66 Ibid., p. 148.

67 Timothy Garton Ash, La chaudière – Europe centrale 1980-1990, Paris, Gallimard, collection Témoins, 1990, p. 254.

68 Adam Michnik, « Le diable de notre temps », p. 142, in Georges Mink et Jean-Charles Szurec (dir.), Cet étrange post-communisme, Paris, Presses du CNRS/ La Découverte, 1992, 366 p.

69 Ibid., p. 145.

70 Valentin Pelosse, « Ossis, Wessis : Identité est-allemande ou le peuple impossible », in Ibid. pp. 165-184.

71 G. Mink & J-C. Szurec, Cet étrange post-communisme, p. 10.

72 Adam Michnik, Ibid., p. 141.

73 G. Mink & J-C. Szurec, Cet étrange post-communisme, p. 7.

74 Ibid., p. 9.

75 Ibid., p. 14.

76 François Bluche, op. cit., p. 272.

77 Ibid., p. 272.

78 Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994, 331 p.

79 Pierre Kende, op.cit., p. 14.

80 André Sellier et Jean Sellier, Atlas des peuples d’Europe centrale, Paris, La découverte, 1998, nouvelle édition, 199 p.

81 Le vocable « nordique » regroupe les trois pays scandinaves, Danemark, Norvège et Suède, ainsi que la Finlande et l’Islande.

82 Timothy Garton Ash, « L’Europe centrale existe-t-elle ? », op. cit., pp.188-222.

83 Ibid., p. 217.

84 Rupnik, op. cit., p.20.

85 D’après l’essai de Czesław Miłosz, Une autre Europe, Paris, NRF Gallimard, 1964, 303 p., qui relate l’identité de l’Europe centrale à travers l’autobiographie de l’auteur. Le titre est donc mal traduit en français parce que la traduction littérale ferait mieux ressortir l’idée de l’essai : « Mon Europe natale ». Voir Milosz par Milosz, entretiens avec Ewa Czarnecka et Aleksander Fiut, Paris, Fayard, 1986, p. 201.

86 C’est l’essai de Jacques Rupnik, L’autre Europe – Crise et fin du communisme.

History of Cosmopolitanism in Western Political Thought

title-pageMy master’s thesis “Element of an Archaeology of Cosmopolitanism in Western Political Thought: A Return to the French Enlightenment” is now available for download on the Danish website of the Department of Political Science, Centre for European Politics, University of Copenhagen.

Using Foucault’s archaeology and problematisation, coupled with the Cambridge school’s contextualism, I investigate the archive of the discourse of cosmopolitanism in Western political thought, focusing on the French Enlightenment (1713-1795).

I start with a non-essentialist description of the contemporary discourse of cosmopolitanism in Western political thought, rather than a definition of cosmopolitanism. This description identifies a primary core of the discourse, composed of a “holy trinity”: humanity, the individual, and God. A second core is composed of a certain conception of community and identity; however identity is downplayed in the present study.

The historical part then analyses the primary core in French enlightened philosophy. It shows the metaphysical origins of humanity, outlining a certain conception of the individual as a creature of God. The physical conception challenges this view and replaces God with nature, and God’s laws ruling natural society with nature’s law governing an ever present human society.

Both conceptions fall short in determining the appropriate sovereign power to govern a humanity of free and equal individuals. Conceptions of community in the eighteenth century developed a vocabulary based on the “nation” and “patrie” replacing the King and the kingdom, but based on natural law theories. This leads to an abstract and boundaryless conception of moral community: the nation in the patrie.

Not surprisingly then, revolutionaries like Robespierre and especially Cloots argued for a unique sovereign — humankind — gathered in a unique nation, thus forming a universal republic of humankind, the common “patrie.”

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On Nussbaum, cosmopolitanism and patriotism (and nationalism)

Martha C. Nussbaum, professor at University of Chicago Law School, published in 1994 an article praising a “cosmopolitan stoic education” over a “national education” that started debates in the English speaking world about cosmopolitanism. The article is a reaction against Richard Rorty and Sheldon Hackney, and is therefore answering an internal Northern American debate. Published in 1994, it set the beginning of contemporary cosmopolitan theory. It opposes cosmopolitanism as an opening towards the world to patriotism as an inward and egoist feeling. Instead, it suggests stoicism as an inspiration in educating America citizens. Since the mid nineties cosmopolitan theory evolved, notably by moving away from stoic references to reason – as interpreted by the Enlightenment – to Habermas’ turn to communication. The reason for doing so is that reason is decided inside a particular discourse – making it a hegemonic discourse –, whereas communication is based on discussing inside the discourse from many other. Moreover, since then, the opposition between cosmopolitanism on the one side, and patriotism and nationalism on the other, has been criticised.

Nussbaum’s line of argument:

“I believe… that this emphasis on patriotic pride is both morally dangerous and, ultimately, subversive of some of the worthy goals patriotism sets out to serve — for example, the goal of national unity in devotion to worthy moral ideals of justice and equality. These goals, I shall argue, would be better served by an ideal that is in any case more adequate to our situation in the contemporary world, namely the very old ideal of the cosmopolitan, the person whose primary allegiance is to the community of human beings in the entire world.”

Some nationalists have engaged in a conversation about nationalism. A commitment to human rights for instance should be part of the education of citizens.

“But is it sufficient? As students here grow up, is it sufficient for them to learn that they are above all citizens of the United States, but that they ought to respect the basic human rights of citizens of India, Bolivia, Nigeria, and Norway? Or should they, as I think — in addition to giving special attention to the history and current situation of their own nation — learn a good deal more than is frequently the case about the rest of the world in which they live, about India and Bolivia and Nigeria and Norway and their histories, problems, and comparative successes?”

alexander_visits_diogenes_at_corinth_by_w_matthews_1914Diogenes cynic “citizen of the world,” defining oneself in more universal terms. Developed by Stoics: we have two communities, the local community of our birth, and the community of human argument and aspiration. One is born by accident in one nation. We should regard all humans as our fellow citizens and neighbours. Therefore we should not erect barriers between one another but recognise humanity everywhere.

Good civic education is education for world citizenship.

Stoics stress that one does not need to give up local identity, rather one should see our affiliations in terms of concentric circles: family, neighbours, countrymen, humanity. We should devote special attention to these close ties, the circle should revolve towards the centre. But we should not exclude the dialogue with the exterior, and devote attention and respect to others.

“I shall now return to the present day and offer four arguments for making world citizenship, rather than democratic/national citizenship, education’s central focus. (The first two are modern versions of my first two Stoic arguments; the third develops one part of my Stoic argument about intrinsic moral value; the fourth is more local, directed at the pro-patriotism arguments I am criticizing.)”:

1. “Through cosmopolitan education, we learn more about ourselves. One of the greatest barriers to rational deliberation in politics is the unexamined feeling that one’s own current preferences and ways are neutral and natural…. By looking at ourselves in the lens of the other, we come to see what in our practices is local and non-necessary, what more broadly or deeply shared.”

2. Our problems are global, such as pollution for instance. Dividing the world into nations is part of the problem in international cooperation.

3. “We recognize moral obligations to the rest of the world that are real, and that otherwise would go unrecognized.” à global justice.

“If we really do believe that all human beings are created equal and endowed with certain inalienable rights, we are morally required to think about what that conception requires us to do with and for the rest of the world. Once again, that does not mean that one may not permissibly give one’s own sphere a special degree of concern.” One has more attention to one’s children.

4. “On the one hand Rorty and Hackney seem to argue well when they insist on the centrality to democratic deliberation of certain values that bind all citizens together. But why should these values, which instruct us to join hands across boundaries of ethnicity and class and gender and race, lose steam when they get to the borders of the nation? By conceding that a morally arbitrary boundary such as the boundary of the nation has a deep and formative role in our deliberations, we seem to be depriving ourselves of any principled way of arguing to citizens that they should in fact join hands across these other barriers.”

Some same groups exist both outside and inside: is a Chinese Chinese in China, and American the minute he crosses the US border?

The defence of national shared values should also transcend borders. Respect should be accorded to humanity and not end at the border to only US citizen.

Being a citizen of the world is a lonely business: like Diogenes, it is going against the comfort of patriotism.

“If one begins life as a child who loves and trusts its parents, it is tempting to want to reconstruct citizenship along the same lines, finding in an idealized image of a nation a surrogate parent who will do one’s thinking for one. Cosmopolitanism offers no such refuge; it offers only reason and the love of humanity, which may seem at times less colorful than other sources of belonging.”

tagore3Rabindranath Tagore is cited as an example with his novel The Home and the World, in which the hero declares: “I am willing to serve my country; but my worship I reserve for Right which is far greater than my country. To worship my country as a god is to bring a curse upon it.” Tagore created a cosmopolitan university in India to promote the ideals of the cosmopolitan community of Santiniketan against ethno-centric forces of Hindu nationalism.

Critique:

First, what kind of stoicism is this? Whose stoicism? Isn’t it a certain period’s interpretation of stoicism? My argument is this: cosmopolitanism as we know it today is the product of nineteenth century nationalism. As such it is a “national-cosmopolitanism.” In this cosmopolitanism, it is opposed to patriotism and nationalism as the local. In this sense, the debate cosmopolitanism vs. patriotism and/or nationalism is a debate inside the paradigm of the nation-state. There is a need to formulate a debate beyond this paradigm, which necessitates a meticulous analysis of “Western” intellectual history, first, and, second, a wide communication with the rest of the world.

Second, and related to the first point, does cosmopolitanism need to be solely the philosophy of those who travel? And does it need to be the philosophy of values “transcending” “negative” ideas of patriotism and nationalism? Other authors – e.g. Kymlicka, Tan – argue that cosmopolitanism and nationalism are not so foreign because they both stem from liberalism.

In my master’s thesis I have shown that indeed during eighteenth century French political thought, the concepts of “patrie” and “nation” were formulated in cosmopolitan terms, from the discourse of natural law, and a questioning of the rational sovereign for free and equal humankind.

However, even if slightly dated, Nussbaum’s article has the merit to have started a whole range of debates and discussion on cosmopolitanism, questioning what it is, what its relation to nationalism is, and how to formulate a genuinely global cosmopolitanism that would not be set in a located discourse.

The debates between cosmopolitans and patriots appears to be the one produced by a forgotten history – a product of nineteenth century’s building of nationalism as rejecting everything foreign on the one side, on an eighteenth conception of the “cosmopolitan” as a perpetual globe-trotter. This is precisely why a history of cosmopolitanism in political thought is needed: to delineate clearly the battles between discourses or inside discourses, the Ursprung of concepts, objects and theories such as “nation,” “patrie,” and “cosmopolitan.” This is my research project.

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Works cited:

Habermas, Jürgen (1979 [1976]) Communication and the Evolution of Society. Beacon Press.

(1984, 1987) The Theory of Communicative Action. 2 vols. Translated by Thomas McCarthy. Cambridge: Polity.

Kymlicka, Will (2001) “From Enlightenment Cosmopolitanism to Liberal Nationalism.” In Politics in the Vernacular: Nationalism, Multiculturalism and Citizenship, by Will Kymlicka, 203-221(19). Oxford: Oxford University Press.

Nussbaum, Martha C. (1994) “Patriotism and Cosmopolitanism.” Boston Review 19(5).

Rorty, Richard (1994) “The Unpatriotic Academy.” The New York Times, 13 February 1994.

Tagore, Rabindranath (2005 [1915]) The Home and the World. London: Penguin Classics.

Tan, Kok-Chor (2005) “The Demands of Justice and National Allegiances.” In The Political Philosophy of Cosmopolitanism, edited by Gillian Brock and Harry Brighouse, 164-179. Cambridge: Cambridge University Press.

Back in France: diversity and integration

I am back in France and have been staying for a month now. I left about 7-8 years ago and only came back a few days twice a year for season holidays to visit my parents. My contact with French politics was limited to following the news sporadically in the dailies, and I only kept ties with French culture by exploring eighteenth century literature and philosophy. I left partly because I felt ill-treated in France, partly because I felt I would not be able to achieve what I wanted to in a society I perceived as highly hierarchical, responding to authority, but yet constantly acting — in an immature way — against authority.

Coming back was a big shock. Things are even worse and more pronounced, I think than when I left. Or is it just because being in France I am also following the news through the radio and television? What I perceive is a society in crisis. Not only the recession and the economic crisis, which is now even worsened by the global financial crash, but also the whole society and its identity.

I read in the serious and trustworthy Le Monde about how the French police is perusing at a European conference about its solid techniques of repression and anti-riot tactics for the suburbs. The European neighbours applauded politely but off the records wondered about the necessity and efficiency of this kind of violence. Two days later a video was shown in the French media of policemen beating a young inhabitant of these suburbs who appears defenceless, and allegedly was just at the wrong place at the wrong time. A few days later, during a friendly football match between France and Tunisia, the French national anthem La Marseillaise was booed and whistled by supporters. Great demonstration of paternal protest ensued from the powers-that-be about these “imbeciles” who should “show respect to the national anthem and the players”; huge political tempest in a football glass.

The issue is that so many of these Frenchmen feel at odds with the French identity as displayed in mainstream media and by the authorities.

An excellent documentary “9-3 mémoire d’un territoire” (“9-3 memory of a territory”) investigates one of these “suburban area” that has so often been shown in the media as violence zone, one of these areas where two years ago rampage and riots occurred. The immigration from all the countries have accumulated there over a century. From the first Spanish and Italian workers brought to die in these poisonous and polluted death-factories established around Paris, to the North African and African ones brought to reconstruct France after World War II, parked in the sixties and seventies in the cheapest possible buildings, to the more recent Africans and inhabitants from former colonies lured into employment. Today this zone is disaffected by public authority, no school or any public infrastructure can be built on a polluted and poisonous ground, the youth is unemployed and rejected from the French education system, which only reproduce the same elite trained to pass special exams in the grandes écoles.

Rachida Dati by Benjamin Lemaire
Rachida Dati by Benjamin Lemaire
Rama Yade, by Marie-Lan Nguyen
Rama Yade, by Marie-Lan Nguyen

Le Monde was also presenting a series of investigations about integration in politics entitled “when a French Obama?”: in the French Parliament only 1MP out of 577 is black! 4 out of 343 senators are of Maghreb descent. 2000 out of 520,000 town-hall counsellors are representing diversity. In the government though, Rachida Dati, Rama Yade and Fadela Amara represent diversity. However, they seem to miss the point. Barack Obama is not a candidate for a minority. He is bot a black candidate to represent the African-American. In my view, he would not even be able to run for the presidency if he was. He is so successful because he has always held a speech about unity. He is a cosmopolitan candidate with multiple identities, in which everyone can recognise one’s own. This candidate was only possible in a country were, firstly, minorities could be recognise and gain access to higher education, social positions and political representations, and, secondly, multiethnicity and multiculturalism was so widespread that a new model of commonality and unity had to be imagined.

So is it really so hard to understand why some football supporters boo the Marseillaise? Is it really the appropriate response to display a paternalistic faked anger and indignation at the reality of a failed model of French integration? To show this withdrawal to nationalist symbols, which do not mean anything to anyone any more? These statesmen are hanging to symbols from the nineteenth century, as if our society was still living the glorious days of the coming industrial age, and necessitated a social cohesion based on a strong and rigorously monolithic national mass culture. On the other hand, people reject these symbols for this very same reason.

As if the “nation” ever meant a uni-dimensional view of culture. As if the Marseillaise was the anthem of a nationalistic and patriotic emotion that only the far-right and the conservatives had the courage to display publicly.

It seems to me that it is the whole French conception of the nation-state that needs to be dramatically re-investigated and thought anew. The nation is a common denominator for diversity, originally. In the early days of the French revolution it was the common concept to gather all free men as opposed to tyrants. By the same token, the patrie was this territory on which men were free and participating to public decisions. Seen this way, there is nothing “wrong” in being a nationalist or a patriot. It also allows a more open conception of society and identity. And after all it is only later that the concept of nation and patrie became “French”, or for that matter “British” or “German” etc: in the late eighteenth century in the history of ideas, and in the late nineteenth century for the deep roots in society.

This change of paradigm may sound aloof from realities. It is not. It matters because we enter progressively a change to a creative economy, in which growth is produced by the “creative industries”. And according to some social and economic theories, they can only thrive in towns and regions were tolerance, talent, and technology are encouraged. This means that a lot of money must be invested in the development of research and higher education, and that different education models than the one of the industrial age must be fostered. The goal is not to produce communicative elements in the society that must perform repetitive and des-individualised tasks such as writing “to whom it may concern” letters, but to produce individuals capable of functioning in opened and diverse societies, creative and talented, able to think for themselves rather than repeat what a rigid society needs them to repeat.

France is not on this path. Of course, some grandes écoles are breaching the taboo of “affirmative action” by recruiting young from these ethnically diverse suburbs. But it is a drop in the ocean. There are less PhD dissertations completed in France than in the UK and Germany. Worse, the rates are dropping while they are soaring in these countries. Budgets for research are not up to the levels they should be. France is not investing in the future. On top of this, elected officials are still functioning in the rhetoric of a Third Republic France with grandiose ideas of the French identity, values and symbols.

There is a need for a cosmopolitan state. This cosmopolitan state would reinterpret these national values and symbols, back to their pre-industrial liberal roots, in order to foster the creative economy. At the same time, there is a need to change the mentality that everyone should expect the state or public authorities to do everything. There is a need for more individualistic energy and initiatives. It is also the role of education to teach people not to wait for authority to regulate problems. This does not mean a minimalistic state, it means a responsible and mature population that does not just strike for any problem but efficiently communicate. It means a society based on more egalitarian principles. It means an education that values what people can accomplish according to their capacities. It means a society that respect human beings for what they can do and give the opportunity to accomplish their potential, instead of solely looking at what grande école one studied at and what hierarchical rank one occupies. Only a tolerant and flat based social model with an opened identity can flourish. This means that France must reinvent herself, and this path is best traced through re-investing in her revolutionary roots.

Rousseau et le paradoxe d’une pensée cosmopolitique anti-cosmopolite

Dans la pensée de Rousseau, il y a un paradoxe sur lequel on se penche de plus en plus. Une certaine acrimonie face aux cosmopolites, alors que Rousseau exprime une pensée cosmopolitique en reprenant le grand projet de Saint-Pierre d’une paix universelle et perpétuelle. Projet raillé par un truculent Voltaire il est vrai, dans son Rescrit de l’Empereur de Chine, parce qu’il semble ne concerner que l’Europe. Ce paradoxe a été longtemps occulté par une lecture nationaliste de la pensée de Rousseau. En ce sens Rousseau apparaît comme le penseur de l’Etat-nation au sens contemporain du terme. Cependant, il faudrait apporter une lecture qui remettrait Rousseau dans le vocabulaire et la pensée de l’époque et arrêter cette vision d’un Rousseau précurseur du romantisme, anti-chambre du dix-neuvième siècle. Cette vision est celle d’une relecture de cette période, selon un vocabulaire différent. Mais revenons-en à ce paradoxe qui découle de cette relecture de Rousseau dans son époque.

En ce qui concerne l’acrimonie de Rousseau, je suis en train de travailler sur un article — histoire de me faire une publication — à ce sujet. Ma perception est qu’il faut séparer le concept du cosmopolite et celui de cosmopolitisme. Il y a une philosophie que l’on peut appeler « cosmopolitique » à l’époque, même si le mot « cosmopolitisme » n’apparaît que plus tard, fin 19e siècle. Et puis en parallèle, il y a des « cosmopolites », et un certain rejet de plus en plus général de ces « cosmopolites ». Ces cosmopolites sont des voyageurs. La raison pour laquelle j’avance cette affirmation est l’existence dans les dictionnaires de deux acceptations du terme, une grammaticale et une philosophique. C’est pour cela que je pense que le rejet de l’acceptation grammaticale du cosmopolite — le voyageur sans attaches fixes — conduit lentement à un rejet par sémantique du cosmopolite philosophique — perception stoïcienne politique.

Rousseau est, je pense un cosmopolite dans le sens philosophique du terme comme en témoignent beaucoup d’écrits, notamment sa révérence faite à une des grandes références en philosophie politique du siècle : l’abbé de Saint-Pierre et son projet de paix universelle et perpétuelle. Rousseau pense comme tant d’autres – on l’oublie trop souvent — qu’il faut œuvrer à la création d’une société commune de l’humanité. Cependant, il cherche à se démarquer des grands penseurs (qui sont à l’époque Grotius, Locke que l’on accepte et Hobbes que l’on rejette). Ainsi, il avance la thèse selon laquelle il faut d’abord construire des sociétés particulières avant la grande société des sociétés. Il avance aussi les hypothèses selon lesquelles une telle société doit être fondée sur l’amour des lois et de la « patrie », comme Montesquieu.

Le cosmopolite, au sens grammatical, devient l’anti-patriote, car comment peut-on savoir qu’il va aimer les lois et la patrie puisqu’il change de pays comme de chemise ? Ce cosmopolite là est aussi identifié avec les philosophes qui voyagent et promeuvent l’idée de l’existence d’une société naturelle que la société sociale doit respecter. Cette pensée est issue de la théorie du droit naturel, qui pose problème politiquement parlant : le souverain est Dieu qui a décidé des lois naturelles ; or comment politiquement transcrire un souverain métaphysique, et comment et qui peut décider de définir ces lois ? Face à ce discours métaphysique existe un discours physique, comme par exemple Holbach qui lui aussi s’insurge contre l’inexistence de toute société dite naturelle avant une société humaine :
“L’homme, fruit d’une Société contractée entre un mâle et une femelle de son espèce, fut toujours en Société” (La politique naturelle).

Rousseau est un penseur si important, à mon sens, parce qu’il apporte une réponse concrète au problème philosophique du souverain légitime. La réponse selon laquelle le souverain légitime serait le peuple ne va pas de soi, si l’on considère le paradigme philosophique selon lequel l’homme est né libre et égal en droit. En effet, un penseur méconnu de la révolution française, Anacharsis Cloots, souligne tout à fait cette contradiction : pourquoi tel peuple déciderait de fractionner le pouvoir politique ? Et où cette fraction peut-elle s’arrêter ? Pourquoi tel village ne déciderait-il pas de devenir souverain ? Des questions éminemment actuelles à l’heure des séparatismes nationalistes de toute sorte. Sa solution n’en est pas moins une source de nombreux autres problèmes : le souverain est le genre humain qui doit être réuni dans une république universelle.

Rousseau est aussi important pour la pensée cosmopolitique parce qu’il est celui qui, avant Kant et qui l’inspira, fait entrer le cosmopolitisme dans la pensée politique. Malheureusement, il fustige les « cosmopolites », associés aux philosophes, et je pense que c’est de là que vient notre lecture de Rousseau comme à « contre-temps » de son époque et déjà dans le dix-neuvième nationaliste. C’est une erreur. Je pense que Rousseau fustige simplement ces voyageurs qui sont apatrides par choix, parce qu’il pense que tout système politique pour être bien ordonné et pacifique doit reposer sur un ensemble de sociétés républicaines, qui ne peuvent être stable et fonctionner que si les citoyens sont respectueux des lois et du droit. La patrie dans le vocabulaire du dix-huitième siècle n’est pas celle du dix-neuvième que nous semblons toujours avoir aujourd’hui. La patrie est le lieu ou se rencontre les hommes libres et égaux en droit et le souverain. C’est ainsi qu’il n’y a pas de patrie selon l’Encyclopédie Diderot et d’Alembert là où il y a un tyran comme souverain. Un patriote est donc celui qui défend la liberté et l’égalité, les droits de l’homme, en opposition aux absolutistes monarchistes ou tyrans. C’est en ce sens que les guerres révolutionnaires ont éclaté, c’est en ce sens qu’il faut comprendre la « Marseillaise » comme chant de guerre aux tyrans et à l’oppression et non comme chant de guerre tout court. La nation est aussi définie comme peuple d’Hommes libres et égaux, détenant chacun et chacune une part de la souveraineté.

Rousseau est donc un penseur cosmopolitique mais anti cosmopolites dans le sens des apatrides par rejet à participer à tout projet politique. Comme penseur cosmopolitique il a apporté des solutions, mais ces solutions posent problèmes au projet cosmopolitique : le souverain populaire où s’arrête-t-il ? Qui décide du fractionnement de la souveraineté et comment ? Mais d’un autre côté, l’idée selon laquelle il n’existerait qu’un seul souverain, le genre humain, qu’avancent Cloots et aussi Robespierre pose encore plus de problèmes et n’est toujours pas résolu philosophiquement et bien sûr encore moins politiquement parlant.

Il faudrait d’abord réussir ce tour de force de concilier Rousseau et Cloots, avant de pouvoir imaginer des solutions politiques à l’instauration d’un projet cosmopolitique d’un monde ou tous les êtres humains pourraient vivre libres et égaux en droits, dans le respect de la dignité, et avec les mêmes chances à vivre une vie selon leurs capacités.

Cosmopolite, cosmopolitain, cosmopolitisme: définitions et problèmes

Que faut-il comprendre aujourd’hui des mots cosmopolite, cosmopolitisme ? D’abord si l’on reprend ‘histoire de l’apparition de ces mots, il faut bien se rendre à l’évidence que notre conception actuelle est liée au paradigme dominant du nationalisme qui nous pousse à y voir une opposition entre cosmopolitisme et nationalisme. J’avance la thèse, en fait, que cela ne va pas de soi, et même plus, que le concept de cosmopolitisme a créé, avant même l’apparition du mot, le concept de nation (je dis bien nation et pas nationalisme). Il faut séparer les notions de nation et nationalisme, ainsi que cosmopolite et cosmopolitisme. En effet, si le mot cosmopolite apparaît à la fin du seizième siècle, celui de cosmopolitisme ne fait son apparition qu’à la fin du dix-neuvième, au moment ou le nationalisme prend son essor dans les sociétés européennes, selon Gellner.

Le mot cosmopolite apparaît en 1560 dans la langue française 1560 dans De la République des Turcs et, là où l’occasion s’offrera, des mœurs et des lois de tous muhamedistes, par Guillaume Postel, cosmopolite. Il s’agit alors d’expliquer une culture au roi de France ; Guillaume Postel étudie et explique la culture de ce pays pour mieux faire valoir que la compréhension de l’autre doit conduire à la paix universelle. C’est un usage du « cosmopolite » qui est en accord avec sa racine grecque, telle que développée par Socrate et Diogène de Synope, et à la suite des cyniques, les stoïciens romains. « Kosmos », l’univers et l’ordre, « polis », la cité ou se prennent les décisions publiques.

Antoine Watteau, "L'Embarkation de Cythère", 1717
Antoine Watteau,

Mais au dix-huitième siècle se développe une culture aristocratique et bourgeoise du voyage. Tout le monde se doit de faire son « tour d’Europe. » Pour une raison qui m’est inconnue encore, le mot cosmopolite se met à désigner ces gens à l’habitat non fixe. Trévoux dans son dictionnaire de 1721 définit à l’article « cosmopolitain, cosmopolitaine »:

« On dit quelquefois en badinant, pour signifier un homme qui n’a pas de demeure fixe, ou bien un homme qui nulle part n’est étranger. » Il ajoute par ailleurs que “On dit ordinairement cosmopolite; et comme on dit néapolitain et constantinopolitain, l’analogie demanderait qu’on dît cosmopolitain. »

Ainsi on est cosmopolitain comme on est napolitain ou romain, ou cosmopolite comme on serait troglodyte. Evidemment, l’Etat-nation moderne n’existait pas encore, la possibilité d’une création identitaire individuelle est encore possible, tout comme n’existent pas, les protections qu’entraîne la citoyenneté-nationalité. Au dix-huitième se développe donc le mot « cosmopolite » indépendamment du concept stoïcien et cynique. Il devient synonyme de ce que l’on désigne aujourd’hui par « transnational. » Par exemple dans Lemercier de la Rivière Ordre naturel et essentiel des libertés politiques (1762): « Ce décroissement sera d’autant plus prompt, que l’industrie est cosmopolite » (t. II, p. 518).

Ainsi, des auteurs, célèbres à l’époque, peuvent écrire des romans traitant de « cosmopolites » voyageurs au milieu du 18e siècle, mêlant le genre du journal de voyage à celui de roman et de critique sociale. Je pense à Fougeret de Monbron et son Le cosmopolite ou le citoyen du monde ou, pour l’Angleterre, Oliver Goldsmith et The Citizen of the World.

C’est vers la fin de ce siècle qu’apparaît une nouvelle expression formée sur le cosmopolite, le « cosmopolisme » avec L’Anglois à Paris. Le Cosmopolisme, publié à Londres… (1770) par V. D. Musset Pathay. Mais c’est surtout Louis-Sébastein Mercier, Victor Hugo du 18e siècle, qui en donne la définition dans Néologie, ou vocabulaire des mots nouveaux, a renouveler, ou pris dans des acceptions nouvelles, an IX (1801):

« Cosmopolisme. Il faut aimer un lieu; l’oiseau lui-même, qui a en partage le domaine des airs, affectionne tel creux d’arbre ou de rocher. Celui qui est atteint de cosmopolisme est privé des plus doux sentiments qui appartiennent au cœur de l’homme.
Qui croirait que l’on peut exercer à Paris le Cosmopolisme, encore mieux que dans le reste de l’univers ? »

Et une nouvelle expression encore, « Cosmopoliter. Parcourir l’univers ». Expression désuète, et c’est bien dommage car elle est bien mignonette : cosmopoliter, le cosmopolitage. Pourtant, dans l’esprit de la fin du siècle il s’agit d’une perte potentielle de repères et d’identité. On dirait presque une maladie dont souffriraient les globe-trotters, le « cosmopolisme ». On peut être « atteint de cosmopolisme » comme on est atteint de paludisme.

Ce que je pense, c’est qu’une certaine notion d’identité nationale a commencé à se former à la période de la révolution, fondée sur l’amour de la patrie et des lois. Certes, il ne s’agit pas de la « nation » telle que la formation de masse que connait la seconde moitié du 19e. Mais le concept de « nation » a lui aussi changé à ce moment, notamment du fait de la nécessité qu’imposait l’influence de la doctrine du droit naturel à trouver un souverain légitime, autre que le tyran, de plus en plus identifié en la personne du roi monarque absolu. Ce glissement ferait l’objet d’une autre étude, mais je pense qu’il est important et lié à la perception que l’on se fait alors du « cosmopolite ». En effet, la pensée politique cherche ce juste souverain, et la république devient un élément important face à la tyrannie. Or, comme le montre si bien Montesquieu, la république entraîne nécessairement le respect de valeurs et morales nécessaires à son bon fonctionnement démocratique. C’est ainsi qu’apparaissent les notions de patriotisme, de patriote, qui ne sont pas nécessairement opposés au cosmopolitisme, mais qui le deviennent au fur et à mesure que se développe la révolution et les ennemis, c’est-à-dire les tyrans et leurs alliés, qui viennent de l’extérieur. L’amour de la patrie et des lois sont les vertus cardinales pour Montesquieu et tous les philosophes du siècle pour que fonctionne une république. Il faut bien comprendre, cela dit en passant, que la patrie désigne l’espace ou le citoyen est libre et non pas le pays où l’on est né.
Evidemment, un cosmopolite changeant de patrie selon son bon vouloir apparaît immanquablement comme un élément perturbateur de cette république : quelle patrie aime-t-il/elle ? quelles lois ? Y en a-t-il seulement une ? C’est je pense, la raison pour laquelle Rousseau apparaît contradictoire dans ces écrits sur les cosmopolites. D’une part il loue ces « grandes âmes » cosmopolites qui se chargent de penser au respect des lois pour le bien commun de l’humanité (Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes, 1754, Discours sur l’économie politique, 1755), d’autre part il fustige ces cosmopolites qui prétendent aimer tout le monde « pour avoir droit de n’aimer personne » et ne comprennent pas que l’on est d’abord homme en tant que citoyen dans une république avant de l’être dans la grande république de l’humanité (première version du Contrat social, 1887).

En résumé, je pense qu’il faut se méfier du concept qui nous est donné de « cosmopolitisme » et de son lien au « cosmopolite ». Les deux mots n’ont pas existé au même moment car le mot cosmopolitisme n’apparaît que dans la seconde moitié du 19e siècle, curieusement — et je ne pense pas que cela soit fortuit — au même moment que celui de nationalisme. L’acception selon laquelle le cosmopolite est un voyageur est aussi une conception moderne issue du siècle des Lumières. L’idée de cosmopolitisme, si l’on veut penser qu’il s’agit de la doctrine politique incluant toute l’humanité dans une même unité politique afin de favoriser la paix universelle, n’est pas très éloignée du concept de patrie et de nation qui se sont développé, du moins en France, sur ces mêmes prémisses issues du droit naturel. L’essentiel dans le cosmopolitisme est de maintenir l’esprit d’une fondamentale liberté individuelle sur tout, et la nécessaire cohabitation de cette liberté individuelle avec tous, y compris et surtout par rapport aux structures étatiques nationales — qui, je le pense, même si elles permettent le développement de cette liberté par une protection juridique, économique et sociale, sont aussi très structurantes dans l’imposition d’une identité supposée « nationale » sur l’individu. Il y a là, entre cette liberté individuelle fondamentale et cette structure d’organisation pacifique universelle, tout un champ immense d’exploration.

Setting up a new blog on my research activities

"Research" by Olin Warner, 1896
"Research" by Olin Warner, 1896

I have decided to set up a new weblog in order to publicise my research activities and personal research themes and projects. I hope to create a network of interest around my activities, make myself known, and get acquainted with other academic research activities on the same field or topic. This blog is also egoistically intended for personal use as a track keeper of my achievements or procrastinations.

I am currently giving the last hand on my Master’s thesis entitled ‘Element of an Archaeology of Cosmopolitanism in Western Political Thought’. I am waiting for some final comments from my academic supervisor. My MA thesis is combining Foucault’s archaeological “tool” of research with the ‘Cambridge school’ of contextualist history. I felt that the two branches of method in the history of ideas–roughly sketched as the Americans on the one side with e.g. Lovejoy and Strauss, and the ‘Cambridge school’ on the other, with e.g. Skinner, Dunn and Pocock–had weaknesses and strengths that Foucault could overcome and combine respectively.

The general topic of the thesis is cosmopolitanism as a political theory, primarily in Western political thought. It is as much a work of ontology–philosophy–as it is a work of epistemology–history. Since cosmopolitanism is not exactly a very well defined ontology, it is difficult to make its history. On the other had, it is difficult to make its ontology since we do not have a clear history. In my view, Foucault’s archaeology was a good tool to ‘deconstruct’ the doctrine into ‘unit ideas’, as a discourse composed of ‘objects’, ‘concepts’, ‘strategies’ and all glued together by ‘énoncés’ (or ‘announcements’). In this sense, it is providing the strength of Lovejoy’s and the US school of method in giving a constant to work with through time. However, one must take into account the critiques that the ‘Cambridge school’ provided to such an endeavour; i.e. the risk to run an anachronistic account on ‘perennial issues’ mainly set in contemporary terms. Foucault’s archaeology integrates such account for the context in which the objects, concepts, and strategies evolved inside a discourse, while the announcements are maintaining its stability through time for a historical analysis.

The research is then made easier. Instead of attempting to provide a definition of what cosmopolitanism is–and by that risking to compromise the ontology of cosmopolitanism–the thesis defines the contemporary discourse of Western cosmopolitanism. It then describes the archive of this discourse, choosing to focus on our early modern political vocabulary. I chose the Enlightenment period for the great influence it has on our poltical thought, and particularly France because of the influence it had in Europe.

My ambition is to pursue a PhD on this project where I would expand my theoretical method into something even more idiosyncratic and original, and also expand the research area to either include the nineteenth century or include other countries such as England and Germany, or both.

My final goal is to be able to publish a book in the next ten years on the history of modern Western cosmopolitanism. In the later run I would like to edit a more general opus on the complete history of cosmopolitanism since the Greek antiquity. There are very few historiographies on this political doctrine.

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